Auteur, compositeur et interprète guadeloupéen, Awno est l’un des visages du Hip-hop qui nous a inspiré le contre-courant des pensées influentes. Il est l’un des fondateurs de 142 Désibel dont l’album Frékans est sorti en 2019. Notre entretien avec l’artiste nous a permis d’explorer brièvement la culture hip hop, et les problématiques liées à ce genre musical : Liberté, Marronage, Langues.

NEG / Belbonjou Awno ! Présente toi à nos lecteurs. Ki moun ou yé ?

Awno / Yéla bèl bonjou tout moun !  An anti di an sé on nanm, ki vwè jou an didan on kò a nonm, koté gwadloup ,on jou a mwa avril 93. An viv gozyé é gwayav avan dé paran an mwen pran désizyon rété grankan lè an té ni pou rantré CP. An tan lasa an té ka palé anlo, papa-mwen di mwen on jou, i té ka vin chèché mwen lapwent lè an té fin lékòl matèwnèl, lè nou té rivé gwayav an po té fin palé, haha ! 

An pa sav ka ki pasé, an pèd lapawòl, konfyans, an vin pli chétif osi. Lévé grankan rann mwen pli Gaya an ka kwè, moun té ka choubouléw toubònman pou rak é an té sisèptib, on sen pléré pou ayen krkr. Sé an lari grankan an koumansé palé kréyòl, akaz sé yenki fransé ki té ka woulé.  Lapawòl pa vréman wouvin an vérité. Lé paran séparé an té an prèmyé lanné a kolèj, an viv li byen padavwa yo pa té ni pon lanmityé ankò an kaz la, ti-frè an mwen té kay si twazyèm lanné ay, an té enmé i vwè yo on dòt jan ki sa nou té ka vwè-la. Manman pran rèlijyon ba-y é papa pran travay pou sèl okipasyon, an pa sav si sé sérénité yo touvé yo chak mè sa té on jan ban mwen, mè an pa té ka rivé di-y. Ki fè an désidé maké sa ki té ka tèrbolizé lèspri an mwen an té an klas senkyèm, nou té ni on gwoup mizik an kolèj-la nou kriyé-y “UNIT SCHOOL”. An rantré an plen ti-détay, eskizé ! Mè an ka kwè sa fasoné mwen anlo menm.   

Qu’est ce que l’identité pour toi ? Ka’w yé ? Afriken, (Afro)Karibeyen, Afro-descendant, Kréyol..?

A / On Afrodescandan ki bizen rèmonté !!! (boya Fanswa !) (Rires). L’identité c’est vivre en harmonie sur nos terres, connaitre sa culture. Mais, dans un sens, définir ce qu’est une identité c’est la limiter en quelque sorte. Kivédi si ni détwa kaz ou pa koché ou pa adan ? C’est ce piège que je souhaite éviter.  Quand tu ne manges pas de piment ou tu ne bois pas d’alcool, on te demande si t’es guadeloupéen avec un petit sourire… Tout jé pa jé ! É dèyè souri-lasa sé on «système de pensée», alò fo yo sav ka yo ka di lè yo ka di-w sa, lèw pran déba èvè yo, pon moun pa cho ankò… Et puis qu’est-ce que la culture ? C’est ce qui définit un peuple ? Et un peuple issu de plusieurs peuples alors ? U know what i mean ? Ça doit être défini personnellement, puis collectivement ; ce qui n’a pas été fait à mon avis. Un mouvement culturel, un parti politique ou autre ne représente pas un peuple. 

Pour ma part, l’identité c’est :  parler ma langue et l’enrichir (sans faciliter la compréhension en francisant ou anglicisant), cultiver la terre qui me nourrit, pran swen dè-y,  lévé o ka, fo mwen pran on ti moman pou mwen èspliké sa! Apa tanbou, antoutka pa yenki tanbou !  Ka sé lèspri, sé Imilité é rèspé douvan sa ki pli gran é pli piti ! Mè sa sé vizyon an mwen é i po byen nèt!  Sé viv ansanm, yonn-a-lòt,  yonn-é-lòt,  yonn-pou-lòt. Konnèt gwoka, an anvi kwè ou sav vwè lavi on dòt jan lè ou vwè on léwòz ! Apré ni désèwten moun, tanbou la pa ka kriyé-yo é yo byen gwadloupéyen osi ! Mè tout moun konnèt lèsklavaj, commerce triangulaire, sé menm jan ou pé konnèt gwoka ! Davwa sa ki fèt istorik ! Pourquoi pas gwoka boys au lieu de gwada boys ? (Rires)

Cela dit, le terme créole me gêne de plus en plus, je ne peux plus l’écrire sans ressentir sa souche coloniale. Je me définis comme afro-caribéen d’origine africaine, vivant sur Karukéra. Je pense que c’est dur de se définir comme africain sans avoir vu la Terre mère autrement qu’à travers les médias ou le prisme de la colonisation. Du coup, je comprends le micmac identitaire sur nos îles. L’impact d’internet est récente sur l’information, l’histoire… Alors, imaginons sur la généalogie du peuple noir ! Nous voyons de plus en plus de Noirs retourner et investir en Afrique. C’est génial, continuons. Il nous faut du temps !

Tu es justement l’un des fondateurs du collectif 142 Désibèl. J’aimerais que tu résumes ton histoire et l’histoire du groupe.

A / Un jour, je suis tombée sur une photo où j’avais un micro à la main, j’avais 3 ans. J’ai le souvenir d’avoir chanté en faisant des « yaourts » quand j’étais plus jeune, surtout aux toilettes pour utiliser la reverbe de la pièce. Je pense que c’était là le début. Mais, je me refusais à écouter du rap à l’époque, j’aimais la musique « douce » jusqu’à ce que j’entende du SamX sur un CD gravé de musique. Bay la té bon. Puis l’album d’MC solaar… Pff ! Ce morceau où il décrit l’enfer,  incroyable ! J’avais 10 ans, ça m’a donné envie.  Mais je chantais quand mes parents s’absentaient. J’étais très pudique à ce niveau, c’était comme un secret à préserver. J’ai enregistré mon premier son dans une cave où l’on avait installé un PC. Je ne l’ai pas fait écouter à ma mère. A l’époque, elle intégrait à fond la religion et tout ce qui n’était pas de Dieu était mauvais. Du coup, j’évitais de parler de musique.

Pour 142 Désibèl, je l’ai déjà un peu raconté. La plupart des membres du groupe sont de la même génération (93/94). On ne se connaissait pas tous mais il y avait des membres « liens ».  J’ai créé mon studio en 2011-2012 environ, avec deux amis d’enfance : Blaik & Nassih. Je voulais un nom représentatif du quartier, c’est ainsi que EMS Prod est devenu 142 Désibèl. Blaik était compositeur, Nassih et moi rappeurs, et on se donnait rendez-vous tous les samedis pour enregistrer. Blaik étant très communicant, en parlait à pas mal de monde. Il a même invité Deuks que je n’avais pas vu depuis des années. Deuks était fou de joie quand il a vu le studio , il vivait un rêve éveillé. La semaine suivante le groupe Afterschool est venu (Worcker, Yawil, Caly, Lacatah, Skresh, Pablo), Deuks et Worcker se sont fait un câlin en se revoyant, et je crois que nous sommes devenus un groupe à ce moment là.   Blaik a invité des grand frères aussi : les anciens de Panic Sound Prod, qui avaient fusionné avec Dondada prod pour faire D&P Studio (pour les connaisseurs), dont Péka et J. One qui se sont investis dans le studio.  Les grands vacances  2013 arrivées, un autre tournant : les étudiants reviennent o péyi. Là, ce sont Nomis, Xolo/Cyril D’Alexis, Mousseh, Koralyh qui nous rejoignent.  Quelqu’un appelle Jio (c’était mon voisin de base) pour filmer une séance studio et il ne repart pas lol… Quelques jours après, un rasta me demande si c’est un studio qu’il y a l’intérieur, haha ! Jabesh & Eighty/Papi rentrent dans l’équipe comme ça.. Puis d’autres viennent : Maty, Jada, Gadget, HOTG, KArubin, Shaggy, Luis etc. Ça fera dix ans que je me suis engagé dans cette aventure, et je pense être arrivé au bout d’un rêve réalisé. J’ai beaucoup donné ; aujourd’hui, je suis un peu lassé.

Ka ki hip-hop « kréyol » ba-w ? Tu me ferais une généalogie de ce genre musical aux Antilles ?

A / « Kréyòl » on y revient! (Rires)  Notre hip-hop est représentatif de notre culture ! Notamment, le souci de transmission. Je n’avais pas de grand frère qui me faisait écouter du son. En prenant les CD de mon père, j’étais tombé sur un album de Wyclef Jean, et sur l’un des morceaux, il rappait en haitien (kréyòl). J’hallucinais, je ne comprenais pas tout mais c’était beau ! Puis, quelques années après, j’ai entendu GGDN qui passait à la radio et que l’on chantait dans la cour de récré du primaire.  Je ne saurais pas situer les débuts du hip-hop en Guadeloupe. J’ai découvert les pionniers vraiment tard, mais surtout les différentes entités : La horde noire, N’o Clan, Karukera Crew, Gwada Nostra, qui me viennent en tête. À l’adolescence, j’étais fan de MG revendik, je regardais en boucle leur freestyle sur YouTube. Ils étaient nombreux avec des styles différents. Ils m’ont transmis l’amour du rap, surtout Genow. Les textes de Genow étaient incroyables, en profondeur et en surface, en français et en kréyòl. Je pense que ces artistes ainsi que NDX ont permis la transition entre 2 générations hiphop, l’underground avec ses soundsystems et l’internet et ses streams.

Un jour, j’ai eu un échange houleux avec Edson X. Il m’avait dit qu’il ne peut rien faire pour les autres, car on n’a rien fait pour lui (en gros). J’ai entendu Genow le dire un jour, aussi.. Ça me peine un peu, ça m’énerve même!  C’est limite pas « hip hop »  de penser comme ça. A mes yeux, l’esprit hip hop se décrit par nous même, pour nous même. Rapper la liberté en ayant des pensées limitantes, ça détonne à mes oreilles. Sur mon premier projet sample life, je rapais « I’m only hip hop » et Johanna au refrain a sublimé ma pensée : « My words dont touch people anymore and I feel confused all these years, cause I’m only hiphop ». Mais ce qui me rassure, c’est que la nouvelle génération revient toujours plus forte malgré le manque de transmission. Menm jan ou ni diféran larel a gwoka, ou ni diféran larel a rap. Lapwent, Grankan, Lorisis toupré mè yo chak ni istil-a-yo, Bima, pòlwi/Ans-B sé dòt larel osi !

C’est à nous de changer les choses. Aller au delà de nos quartiers, notre commune, notre île, sans travestir notre art.

Le hip-hop serait un espace de décolonisation ?

Un lieu d’expression ! Un lieu de décolonisation ? Avec du recul, je n’en ai pas trop l’impression. Le rap est devenu un moyen d’expression, il est presque retiré du contexte hip-hop, j’ai envie de te dire. Personne ne demanderait à Mata ses classiques et non parce ce que l’on s’en fout, mais parce que les plus jeunes inspirent moins l’amour du hip-hop. Ça se ressent aujourd’hui. Et je n’ai pas l’impression que les danseurs utilisent des morceaux actuels pour leurs chorégraphies.  Je pense qu’il est temps de construire une nation. Là, aujourd’hui, je vois de la division à force d’ignorance : on sait que l’autre existe mais on fera sans.

Mais on ne peut pas échapper à cette vision anticolonialiste dans notre héritage musical. En tant qu’artiste guadeloupéen, as-tu l’impression « d’écrire en pays dominé » (P. Chamoiseau) ?

Vivant dans ce pays, mon écriture en est influencée. Comme je disais : rapper la liberté tout en ayant une pensée limitante, voir colonisée, ça détonne à mes oreilles. L’écriture influencée se ressent chez beaucoup d’artistes, je trouve, car l’on n’a pas hérité que de la vision anticolonialiste. On écoute différemment Ban mwen on ti bo après avoir compris qu’il y a un message plus profond.

A l’époque où l’on s’est rencontré, tu portais encore le nom EMS. Ça a changé depuis. Je me suis demandée pourquoi reprendre ton prénom, l’écrire en créole. Ici, j’ai l’impression que c’est plus consciencieux et intime

A / C’est identitaire ! J’étais gêné d’expliquer ce que voulait dire EMS à chaque fois qu’on me le demandais et je m’en suis rendu compte en prenant du recul.  Au final, c’était comme expliquer que j’aspirais à ne pas être moi même, puisque je m’identifiais au parcours de quelqu’un d’autre… WTF ? lol. Ça va au delà de la signification de EMS, mais vraiment la volonté qu’il y avait derrière, je ne pouvais plus continuer comme ça. Je trouve que l’énergie mise dans mes textes ou ma musique a changé and I think it’s beautiful. (Rires)

(Rires) Fais-tu le lien justement entre l’identité et la création ? C’est important de revendiquer ton identité ?

A / Cela dépend de l’artiste. Avec le contenu de ma musique, un/e auditeur/auditrice peut se faire une idée de mon caractère, de mes états d’âmes, parce que je suis transparent sur ce que je ressens. Ce n’est pas un critère de création cela dit. Par exemple, le morceau How 2 Love U ne parle pas de moi ni de ma situation mais de mes proches. Peu de personnes m’ont posé la question car le morceau est très personnel. Quand je chante avec ma voix de tête qui peut aller assez haut dans les aigues, on me demande : « C’est qui en feat? ». 

C’est être soi-même avant tout, du coup se découvrir en créant aussi. Je ne savais pas que je pouvais chanter aussi haut jusqu’à ce que je le fasse en conscience et sans gêne. Pourtant, Nomis et Xolo me l’avaient déjà dis. C’est un style de vie, une vision. Ma musique nourrit mes recherches et vice versa. J’ai commencé à travailler sur mon Album KKK quand je me sentais perdu à Paris, je disais déjà KKK avant que Kolibri Mò Brilé ne sorte. KKK est venu du fait qu’il y a trop de concept nocifs pour nous, ancrés en nous. Tu ne peux pas changer le paysage, mais tu peux changer ton point de vue. Alors. KKK signifie Karukéra Konèt Kémèt.

Cite moi un morceau qui traduit le plus ta vision, ton engagement et ton rapport avec la terre natale.

A / Un de mes morceaux ? Je dirais le morceau Sèvis Kiltirèl, qui n’est pas encore disponible. ll sera sur KKK. Il représente l’acceptation de soi et le refus de plier face à l’oppression sociale et coloniale. 

« Antikolonyalis kon Hô Chi Minh, endépandantis kon kanak…..Béliya lé zansèt, bwa brilé apa pétèt, manman béni mwen é luil karapat. »

C’est un morceau fort de sens que je chante, sourire aux lèvres. Je suis fier d’être l’homme que je suis, à ce moment là, sur scène.  Sur Kolibri Mò Brilé, il y a Et parèt disparèt aussi, j’ai aimé le chanter celui là ! J’ai été invité par LaylowDown dans un mic open fin 2016 à Paris. Arrivé sur place, il n’y avait pas de micro, la salle était petite, mais ce jour-là, j’ai rapé ma vie comme je ne l’ai jamais fait. Il y avait 2 titi parisiens qui sont arrivés par hasard, yo pa konprann on patat ! Mè an sèten yo wousanti tou sa an té ka di lè zyé an mwen tonbé an zyé a yo !

Dans tes écrits, d’un côté, j’y vois une forme de sensibilité et une violence interne : le Moi contre le Moi. L’émotion qui se heurte à la raison. De l’autre côté, j’entends plus le désir d’éteindre un système qui ne te convient pas…

A / L’égo contre l’âme. J’ai du mal à me dire « moi contre moi » maintenant, vu que je me définis comme une âme avant tout. Je vois plus l’égo comme l’entité construite avec notre éducation, nos traumas, donc un bagage psycho-émotionnel. L’émotion qui se heurte à la raison, c’est exactement ça. Il est nécessaire de faire un travail intérieur avant de se pencher sur l’extérieur. Refuser un système colonial dans la forme et dans le fond  c’est différent. Marcher des heures pour dénoncer des faits ou pour faire valoir des droits que tu bafoues au quotidien n’a pas de sens pour moi. Je ne veux pas éteindre le système mais ne plus l’alimenter, en tout cas. Je ne me rends plus à Carrefour, parcontre je vais encore dans de grandes surfaces. Sé dwèt menm moun-la ki ni-y, an pa sav. Je tarde à commencer mon jardin alors que j’ai une belle parcelle de terre qui m’attend pour… Babylon sé nou menm !

Le titre Nèg Kont Nèg sur l’album FREKANS ressemble à une lettre ouverte au peuple sur le problème de la violence. C’est un titre qui m’a aussi amené à réfléchir sur les types de violences que nous entretenons. Quelle violence que tu condamnes ?

A / C’est un refrain que j’ai écris mais que je ne chante pas. C’est marrant que tu me demandes car, à ce qu’il parait, on y ressent mon écriture. Bon, c’est vrai que l’on entend ma voix en soutien derrière. (Sourires). Je condamne la violence que l’on soupçonne pas avant tout ! La violence contre nous-mêmes, celle qui est nourrie en nous depuis l’enfance, tout comme l’amour.  Ça me rappelle une réplique dans la pièce de théâtre qu’on a commencé ensemble (toi et moi), ban ba-w li : « j’ai été élevé avec amour mais c’est la haine qui m’a forgé » ! Bon, je ne suis pas sûr des mots mais c’était à peu près ça, je crois ? 

(Rires) Awno, mes mots exacts étaient : “J’ai grandi sur une île ternie par l’amour et la violence. L’amour m’a cueilli, la violence m’a élevé.”

A / Je condamne la violence faite aux femmes dès leur éducation. Je me remémore souvent des scènes où j’ai été muet, où je me devais de réagir, mais où j’ai choisi de garder le silence. Des amis qui se permettent des propos déplacés envers une femme parce que nous sommes entre hommes, un papa qui rabaisse sa femme devant son fils…. Tant de situations. Elles ne sont pas propres à notre société mais elles ont un impact considérable sur notre épanouissement. En entendant Thomas Sankara dire que la révolution de l’Afrique allait de paire avec la libération de la Femme, j’ai vu le féminisme tout autrement.

Il est reproché au hip hop d’être un milieu paradoxal où l’on peut autant dénoncer que prôner la violence. Tu penses que ces deux positions ont un impact sur notre société ?

A / On me met souvent en opposition avec des artistes Traps, on me demande ce que je pense d’eux. Pour moi, ils sont tout aussi conscients que je peux l’être, ils racontent ce qu’ils vivent et cela a son importance. Évidemment, il y a un rapport à l’influence, mais il y a surtout un travail de fond à faire avec les jeunes. Ils sont moins encadrés, ils se construisent davantage avec Internet, alors qu’il y a 15 ans ce n’était pas aussi accessible. Je pense qu’ils grandissent brisés…

J’ai animé un atelier d’écriture entre 2018-2019. L ’un des jeunes de l’atelier est venu enregistrer au studio, il y a quelques semaines. Il est déscolarisé, parle de braquage, de violence… Pourtant, il y a eu de la sensibilisation de ma part. Lèw gadé ! Être un exemple de conduite dans un environnement nocif/nuisible n’est pas la solution non plus. Ils ne sont pas méchants, mais à force d’y croire, ils deviennent crédibles. Il y a des évènements forts qui ont contribué à notre vision du paysage sociétal actuel. Le clip « Di Yo » de La Maf a eu impact considérable sur Pointe-à-Pitre à mon avis. J’ai rencontré La Maf quelques mois avant son décès, je t’assure que c’est un gars qui prône l’amour à sa façon et c’est quelque chose qui n’est pas mis en avant. Il était déçu de voir comment était perçu Mortenol et voulait changer les choses ; on le comprend bien dans son dernier morceau feat T kimp Gee. Du coup ils ont fait « Mortenol beach » ! Je trouve cette initiative vraiment belle.

Ce qui me gêne c’est que l’on demande aux artistes issus de milieux violents d’être exemplaires. On leur demande de s’exprimer selon des limites, et de soustraire un peu leur réalité. C’est une autre forme de contrôle, non ?!

A / Une autre forme de contrôle totalement ! Pour moi, la campagne « Déposez les armes » n’avait pas de sens dans le fond. Les raisons pour lesquelles ils se sont armés existent encore et perdurent.  J’ai un pote qui a sorti un petit portatif pour récupérer une pièce au fond dans sa sacoche. Ça ferait un lyrics sympa : « Ou woté powtatif-la pou pran on pyès moné, voyé toupit-la chèché on bagèt pou mwen » ! Tout ça pour te dire que c’est du vrai ce que les gars racontent, c’est leur vie au quotidien. Un résultat de choix de vie, certes, mais dans un champ de possibilités qui n’est pas le même qu’ailleurs !  Aujourd’hui, ça influence des jeunes qui ont plus « de choix », je pense, et c’est là un souci qui a pris de l’ampleur.

J’ai eu l’occasion d’étudier des textes de hip-hop à l’étranger… Et je me suis interrogée sur l’effacement du genre musical dans les milieux littéraires et académiques des Antilles. Le chercheur Fola Gadet est l’une des rares figures à mettre en avant le lyrisme hip-hop dans l’éducation académique. Est-ce qu’il y aurait beaucoup plus à faire à ce niveau ?

A / Merci à Fola ! C’est surtout parce qu’il est issu de la culture Hip hop. Dans ce sens, je pense que c’est à nous de changer les choses. Aller au delà de nos quartiers, notre commune, notre île, sans travestir notre art. J’ai animé des ateliers sur l’estime de soi dans des collèges (merci encore à Khyla qui m’a donné cette opportunité),  j’ai du faire un rendu « analytique » de mes ateliers  devant des professeurs et membres de cité scolaire. Fola était intervenant aussi ce jour-là, il m’a posé pas mal de questions sur ma musique pour que les personnes présentes en sachent un peu plus sur moi. Mis à part Mr Dollin qui m’a félicité pour mon évolution, je n’ai pas eu d’autres remarques/questions et je pense que c’est de mon fait. Je n’ai pas été plus vers eux, au point même de me renfermer, alors que Fola a fait de son mieux pour que je sois mis en avant, et que ma musique me serve de passeport. On cultive souvent l’ignorance, ou du moins l’image de l’ignorant. On fait croire qu’on ne sait pas alors que l’on gagnerait à se faire entendre « à capella ».

Certains pensent que la langue française continue d’être prioritaire et moins limitante pour un grand public. Le titre Awogan de Gwada Nostra était déjà une réponse à ce système de pensée. Pour toi, chanter en créole c’est un choix politique ? Ce choix te limite sur la scène artistique ?

A / Il n’y a pas de barrière, hormis celle érigée ici même. Et ça formate les artistes avant même qu’ils ne soient entendus ailleurs. Certaines radios locales attendent un format bien précis de morceaux. Pour la langue, je ne sais pas mais ça ne m’étonnerait pas que ce soit un critère.  C’est un choix du cœur avant tout. Cette langue est tellement belle !  J’ai appris à la parler dans la rue, je l’entendais seulement quand mes parents étaient énervés. J’ai appris ses nuances. An té ni on kanmarad Jézòn, toujou té ka mèt on i douvan enpé mo ki té ka komansé èvè lèt S douvan. Ispò ispò ispò ! (Rires) I di mwen apré sé owa fanmi pwentnwa dapré mwen yo té ka di sa. Je ne pense pas que la langue me limite ou me ferme des portes. Mes sujets abordés sûrement. Maintenant, ça devient presque solennel lorsque l’on me tend un micro.  J’ai envie de faire de la musique plus festive, ça arrive !

On chante la même mélodie avec une émotion différente. Cela fait écho à notre société : on ne marche pas du même pas, mais on avance tout de même..

L’artiste est finalement porteur de Mémoires ?

A / Il est porteur de messages ! Il crée des œuvres qui pourront vivre dans le temps… Alors, oui, il est sûrement porteur de mémoires.  Aujourd’hui, je vois l’artiste comme un haut-parleur mais qui, de plus en plus, se dédouane de toute responsabilité. Son rôle est vaste. L’artiste doit éveiller, réveiller, divertir, échanger, consoler, déranger et comprendre qu’il n’est pas à part, qu’il fait partie du « Nou ». Il a beau décrire le paysage, qu’il soit beau ou  mauvais,  sa place dans ce décor est importante.

Pour conserver cet héritage culturel et musical, est-ce que l’on effectue assez ce travail mémoriel chez nous ?

A / Le Gwoka ! Certains artistes sont plus ancrés dans la culture que d’autres. Ni yondé moun ka viv gwoka, dòt konèt kongné tanbou. La mémoire était un intérêt. Aujourd’hui c’est amoindri, peut-être parce que le gwoka est plus populaire. Qui sait ? Les différents larèl gwoka contribuent à la préservation de notre culture.  En écoutant les chants des anciens (enregistrés ou chanté de nos jours), quelque chose est transmit :  la joie, la peine, la vie d’antan résonnent encore aujourd’hui. Porteurs de mémoires, comme tu dis. En intégrant le mouvman kiltirèl Akiyo, j’ai vu de l’engagement ou d’autres voyaient peut-être de l’amusement. On chante la même mélodie avec une émotion différente. Cela fait écho à notre société : on ne marche pas du même pas, mais on avance tout de même… Mè ola nou kay ?

Lequel de tes projets artistiques a été le plus inspirant ? Raconte moi…

A / J’aurais pu dire Sample life, mon premier projet sorti en 2015. Lorsque je le réécoute, j’ai l’impression que je me tire les oreilles, comme si je ne m’étais pas assez écouté. Kolibri Mò Brilé amorçait mon retour en Guadeloupe, la crainte, les doutes, la tristesse. C’est un album assez douloureux à mes yeux maintenant. Je ne pense pas le rechanter un jour. Il y a les projets en groupe ou duo aussi : FRÉKANS (2019) et 142ELV (2013) avec les membres de 142 désibèl. Plume du bitume (2014), un EP avec Péka. Evanescence infinie (2021) avec Nomis est sorti alors que j’étais en pleine rupture…

KKK, l’album qui arrive m’a emmené dans de grandes réflexions, et a provoqué des changements dans ma vie.  Il était déjà dans mes pensées depuis sample life et j’ai touché certains points que je n’arrivais pas à aborder auparavant. Je dirais KKK du coup, il englobe bien d’autres projets inspirants et ouvre une porte sur l’avenir que je souhaite dans mon fort intérieur.

Quel impact que l’écriture a eu sur toi ? Une écriture qui me semble libre ou qui se libère…

A / Libre et sans censure. Par exemple, la personne qui m’a inspiré Adanw é èvèw voulait que je change mes propos. Elle était gênée que ce soit aussi détaillé, je comprenais. Néanmoins, je ne pouvais rien changer, tout comme sur Ou ni tan Feat Williams Café où je parle de mon premier rapport sexuel. Du coup, parler de ma « première fois » m’a valu une « mini-rupture ». (Rires) C’était too much, elle s’est sentie blessée d’entendre ça, moi j’étais content d’avoir retranscrit quelque chose de fort.  Donc, il y a plus un rapport libérateur avant l’impact que ça a sur autrui. Ce sont mes pensées, mes écrits. J’ai le droit de me tromper mais aujourd’hui je pense « ça » et c’est ce que je veux partager.. Worcker sortait du studio à chaque fois que je mettais l’intro de KKK : « ensékirité sosyal », ça le peinait d’entendre son quartier décrit comme ça, je pense :

« On kanmarad sòti pran 20an é pa ni lontan granfrè ay mò an didan-la, mi on dòt vyolé mami ki vwè-y lévé an pa ni kè li les faits-divers ankò san é barbari touné santa barbara finèt ni baro é tchè-la ni barbelé lajòl-la sérébral ».

C’est décrire le chaos ambiant (et psychologique) que tu peux retrouver dans Histoires sans fin de Wu Tang Park, datant de plus de vingt ans, je crois ?  Je peux comprendre sa réaction. Moi, ça me rassure de pouvoir le décrire et je travaille à m’en sortir, partir, construire un environnement plus « sain ».  Ma pensée est un miroir et l’écriture un de ses reflets, qui me permet de regarder en profondeur ce qui se passe en moi. Ecrire me rapproche de la compréhension de mes émotions, de mes réactions.

Écrire est un acte de résistance, déjà. Est-ce envisageable pour toi de t’impliquer autrement que par la musique ?

A / C’est nécessaire ! La résistance en elle-même devrait être sous toutes les formes : dans notre façon de nous habiller,  manger, consommer, construire nos maisons, d’éduquer nos enfants etc… 

Merci à Toi, Awno, pour le temps et l’énergie consacrés à NEG. Je suis ravie d’avoir échangé avec toi. Merci d’œuvrer à ta manière ! Un mot pour la fin ?

A / On bèl bo pou tout moun an mwen ki pran tan bwè tout pawòl lasa ! 142, Lékouz Asosyasyon, High Level studio, Lafanmi lòtbò, babò é tribò,  épi tout moun ki an larèl a lanmou. Merci à ceux qui me soutiennent de loin comme de près, en espérant que cet échange vous en ait appris plus sur moi. Big up Star Jee !  il me donne un beau coup de main aujourd’hui ! Lanmou franjen ! Merci à toi Tessa pour cet échange. Kenbé fò tout moun.

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