En défense de l’Ecole Panafricaine de Guadeloupe…


PAR STEVE GADET

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«  L’assimilation dope la quête identitaire. »

Valérie Patole

«  (…) Seigneur, je ne veux plus aller à leur école, Faites, je vous en prie, que je n’y aille plus. Ils racontent qu’il faut qu’un petit nègre y aille. Pour qu’il devienne pareil Aux messieurs de la ville Aux messieurs comme il faut. Mais moi je ne veux pas Devenir comme ils disent, Un monsieur de la ville, Un monsieur comme il faut. (…) »

Guy Tirolien

Pendant des décennies du Cameroun à la Guadeloupe en passant par la Polynésie, des générations d’enseignant.es en poste dans des écoles coloniales ont enseigné à des enfants d’ascendance africaine que leurs ancêtres étaient des Gaulois. L’empire distillait la même éducation pour tous. Ces enfants ont grandi avec cette césure entre qui ils étaient réellement et ce que les institutions disaient d’eux. Comment se fait-il que cette tragédie ait duré des décennies ?  Quelles sont les conséquences de cette aliénation à long terme ? Comment se fait-il qu’en 2023 les mêmes autorités responsables n’accordent pas d’autorisation d’ouverture à un projet d’école qui tient compte du réel guadeloupéen ? Le réel guadeloupéen, c’est une majorité de personnes afro-descendantes. Pas de fanatisme, pas de noirisme comme le dénonce souvent Raphaël Confiant ou de ne je ne sais quoi encore. Juste le réel guadeloupéen. On le sait, ce réel comprend d’autres communautés ethniques tout aussi importantes dans la fabrique du pays. Que veut dire cette décision de justice dans un territoire où la population est à majorité afro-descendante ?

On sait que l’ouverture d’établissements privés sur le territoire français est possible pour les porteurs de projets mais elle est soumise à l’approbation des autorités responsables. Cela veut dire plusieurs choses qu’il faut bien considérer.

La première, c’est la situation de non-pouvoir dans laquelle se retrouvent des territoires comme la Guadeloupe. N’y voyez pas un clin d’œil à l’indépendance ou la souveraineté nationale. Je n’y crois plus pour plusieurs raisons mais il existe des dispositifs politiques intermédiaires qui permettent aux gens de nos pays d’avoir un pouvoir d’action tout en étant rattachés à de plus grands ensembles. La deuxième chose que je comprends c’est que ce projet est vu comme une menace à l’ordre républicain. S’il y a des raisons objectives de penser cela, elles doivent être traitées. Les raisons factuelles du refus sont à considérer. L’honnêteté intellectuelle nous y oblige car il n’y a pas de raisons fondamentales d’opposer ce genre d’école au projet républicain. La reconnaissance des composantes d’un pays ne conduit pas nécessairement au séparatisme d’autant plus que le séparatisme a été cultivé chez nous par ces mêmes institutions il n’y a pas si longtemps. Il l’est encore à certains degrés. La méfiance n’est pas que d’un seul côté. Les autorités se méfient mais nous aussi, le peuple de Guadeloupe, on se méfie d’elles car le passé nous a suffisamment appris. Tous les scandales qu’on retrouve dans les couloirs de l’histoire nous racontent une autre histoire, une histoire en faveur des possédants et de « la paix sociale ». Quant à la question raciale, elle aussi a joué un rôle central dans toute cette dynamique.

Un « contenu pédagogique peu détaillé », des « prises de position des porteurs du projet contraires aux valeurs de la République » et un « défaut de sécurité » au sein des locaux. Voilà les principales raisons de ce refus par le Préfet. Je refuse de faire de l’idéologie ici. Je lui préfère le pragmatisme. Même si nous avons le droit de douter de leur sincérité, certaines raisons peuvent être transformées et les personnes impliquées devraient s’y consacrer si ce n’est pas déjà le cas.

Quant aux propos qu’on reproche à Marie-Josée Tirolien-Pharaon, que dire ? On lui reproche d’avoir dit dans des vidéos vouloir « détruire le mal à la racine en libérant l’Afrique des Blancs » ou encore « enseigner l’histoire pour connaître notre véritable ennemi, celui qui est à la base et à l’origine de tous nos malheurs ». Que voulez-vous qu’elle dise ? Ceux qui sont choqués par ses propos vivent dans un monde qui n’existe pas. Ce sont des réflexions que beaucoup de personnes afro-descendantes ont à la bouche dans presque tous les pays d’Afrique et dans beaucoup de pays occidentaux où vivent des personnes afro-descendantes. Ceux qui sont choqués par ces propos ne se sont jamais promenés dans les couloirs de l’histoire. Pour ma part, je refuse d’essentialiser les gens mais comment ne pas comprendre d’où viennent cette amertume et cette indignation ? Mon problème c’est que les personnes dérangées sont des décisionnaires chez nous. Le séparatisme a été à la base de nos sociétés et cela continue de bien des manières. Aujourd’hui, la justice veut accuser les personnes afro-descendantes de séparatisme quand elles veulent simplement réconcilier qui elles sont avec ce qui est enseigné à leurs enfants. Les Antillais savent qu’ils ne sont pas à égalité avec les autres français devant les institutions mais attention, gardez-vous de croire que je m’en plains. Finie, cette posture. Nous n’avons pas besoin de courir après une soi-disant égalité avec les Français de France. Nous voulons simplement être égal à nous-mêmes, être nous-mêmes. Ce combat pour l’égalité a des limites. Il ne doit pas nous transformer en mendiants. Le combat judiciaire n’est pas fini et je veux croire que l’expertise des avocats pourra faire une différence.

Déjà vingt ans que l’association Racines effectue un travail pédagogique sur l’histoire de l’Afrique, un travail ô combien important quand on considère la vilénie avec laquelle l’Afrique a été traitée dans nos pays pendant si longtemps. Une Afrique qui est présente en Guadeloupe et en Martinique. Je me revois acheter le magazine Racines sortant fraichement de mon adolescence alors que ma soif de mieux connaître mon histoire grandissait. J’ai pu avoir accès à des informations que ne m’ont jamais données tous mes livres d’histoires à l’école républicaine. J’ai pu par la même occasion commencer un travail de réparation en moi-même. Mes arrière-grands-parents, mes grands-parents, mes parents et moi-même avons été, pendant de longues années, volontairement coupés de ces informations. Ceux qui les ont trouvées ont dû batailler par eux-mêmes. Cette aliénation a eu un coût. Elle nous a amputé d’une partie de nous-mêmes tout en rétrécissant notre vision du monde. Trop longtemps le réel guadeloupéen est resté hors des espaces pédagogiques. Quand on considère que nos pays sont des terres où vivent une majorité de personnes d’ascendance africaine, quand on considère qu’il n’existe pas encore de grands musées dans ces terres autour de l’Afrique et de son histoire, une histoire où la traite transatlantique n’est pas le point de départ, quand on considère ces deux éléments, comment ne pas comprendre la naissance de ce projet d’école ? La résistance institutionnelle à cette ouverture ne me surprend pas mais je ne peux pas accepter un autre « circulez, il n’y a rien à voir ». Elle est dans le droit fil des luttes de pouvoir et de conceptions sociétales qui s’opposent dans nos pays.

La départementalisation n’a pas mis fin à certains héritages, à des manières de voir et de faire héritées du passé. Elle n’a pas mis fin à des peurs silencieuses dès qu’on touche au statuquo. Notre façon d’approcher l’école, la réussite et la vie professionnelle porte encore des traces de ce passé. Vouloir uniformiser, tout lisser n’entraine que le contraire. Nous ne sommes plus en 1946. L’état de l’opinion publique guadeloupéenne est différent. Je dirais même qu’elle est favorable à ce genre de projets. Des expériences ont été menées ailleurs et en Guadeloupe. Il faut y regarder de plus près. L’histoire de l’école et des espaces de formation en Guadeloupe a de quoi nous renseigner. Les deux expériences qui m’ont marqué sont édifiantes et elles ont quelques points communs. Feue Dany Bebel-Gisler avec son école Bwadoubout au Lamentin et Papa Yaya avec son école à Capesterre sont des exemples criants de vérité. Même s’ils n’ont pas n’ont pas tenu aussi longtemps qu’on aurait pu espérer, ils ont fait une différence. Leur succès ne s’est pas démenti. Par le bien que ces projets ont fait aux enfants guadeloupéens qui y étaient inscrits, ils confirment la pertinence de réconcilier les enfants du pays avec leur réel. Dans ces deux expériences alternatives et avant-gardistes, le réel de l’enfant guadeloupéen a été au centre et sa réussite a été au rendez-vous. Sa scolarisation ne lui a pas demandé de laisser certaines parties de lui, de son histoire, de sa culture à l’entrée de l’établissement. L’expérience menée par Edouard Glissant en Martinique durant les années 60 avec l’Institut Martiniquais d’Études a les mêmes racines : une éducation plus en phase avec le réel martiniquais. Je pense également à l’expérience lancée par l’une de mes inspirations, Guy Cabort-Masson, en 1970 toujours en Martinique. Fort de ces mêmes convictions, que l’éducation est trop importante pour la laisser aux mains de gens qui ne nous connaissent pas, il fonde l’Association Martiniquaise d’Éducation Populaire. Il s’agissait de décider nous-mêmes, en accord avec les lois de la République de ce qui était important à enseigner à nos enfants. L’AMEP a connu des hauts et des bas mais elle est toujours en place. J’ai eu l’honneur d’y faire des interventions à plusieurs reprises ces dernières années. L’établissement a formé des générations de jeunes martiniquais qui ont su tracer leur chemin dans le pays ou ailleurs. Que vaut tout ça dans la balance ? Ça dépend de qui juge.

Un système scolaire qui ne reconnait pas la différence de l’enfant guadeloupéen d’ascendance africaine ne rend service ni à l’enfant ni à la société qui le voit grandir. Quand on connait la négrophobie qu’ont généré l’esclavage et la colonisation française aux Antilles, on sait que l’estime de soi des personnes noires est l’un des chantiers les plus importants dans ces sociétés. Des sociétés nées à partir de l’écrasement de l’estime de soi des personnes noires. Nous, les personnes d’ascendance africaine, avons le droit d’avoir accès à une éducation formelle mais qui tienne compte de notre histoire et de notre connexion avec d’autres personnes noires dans le monde. Il n’y a rien de subversif à cela. L’estime de soi est un instrument d’émancipation. Que cela soit grâce à la défunte africaine-américaine bell hooks1 ou grâce à la guadeloupéenne Patricia Braflan-Trobo2, nous ne manquons plus d’études qui révèlent l’importance cruciale de l’estime de soi des personnes noires. Surtout pour celles qui ont grandi dans des sociétés négrophobes. Parfois, cette négrophobie a été intériorisée.

De l’esclavage à la départementalisation en passant par l’abolition, un système d’enseignement s’est développé, des contenus ont été élaborés, des valeurs sont nées. Des façons de se pencher sur l’histoire aussi. Si cette configuration a élevé des générations d’enfants, il faut reconnaitre qu’elle a aussi généré de l’aliénation, de l’illettrisme et une déconnexion de ces espaces pour bon nombre d’enfants guadeloupéens et martiniquais. Apprendre à lire, écrire, compter, prononcer des mots basiques uniquement dans la langue française, apprendre les mathématiques de la même manière, découvrir la philosophie par le biais de penseurs occidentaux uniquement, voilà le menu servi pendant des années sur les tables de nos écoles. Si on fait un bilan, je serais curieux de connaître l’impact de cette aliénation sur nos jeunes esprits et sur le pays en général… Combien devront-ils être encore sacrifiés sur l’autel de l’éducation centrée sur l’Occident ?

« Je n’ai rien contre cette école. J’ai juste un problème avec les prises de parole des gens qui ont lancé cette école sur la société française, la République française et la cohésion sociale. Je voudrais être sûr que cette école ne sera pas un endroit où on va diffuser tous ces messages, qui sont un sujet potentiel de trouble à l’ordre public », a expliqué le préfet Alexandre Rochatte qui n’est plus en poste actuellement. Il n’avait rien contre l’école. Au moins, ça a le mérite d’être clair. Il a un problème avec les prises de parole des fondateurs du projet, leurs prises de parole sur la société française. La société française fait partie de la société guadeloupéenne mais ce sont deux réalités différentes donc deux angles de vue complètement différents. Vouloir à chaque fois nous faire passer pour des séparatistes dès qu’on parle de cette évidence, n’est plus acceptable. Elles ne sont pas irréconciliables pour autant. Loin de là mais le pouvoir de décision revient à quelqu’un dont le corps était en Guadeloupe pendant quelques mois mais dont l’administration il y a quelques décennies ordonnait de tirer sur des manifestant.e.s guadeloupéen.e.s. La République française a un contentieux avec les Guadeloupéens et les Guadeloupéennes depuis longtemps. Je pense que la majeure partie des Guadeloupéens ne crachent pas sur la République française mais ils sont aussi conscients qu’elle n’a pas toujours leurs intérêts en tête.  La même République qui donne de l’argent à ceux qui se sont enrichis pendant l’esclavage lorsqu’ils doivent libérer leurs esclaves, sans jamais mettre en place le même aménagement pour les nouveaux citoyens noirs, en veillant à surtout ne pas toucher aux domaines terriens. Pire, la même République qui va mettre en place des lois qui forcent les anciens esclaves à retourner sur les habitations de leurs anciens maitres. La même République qui donne l’ordre de tirer sur des manifestants à plusieurs reprises pendant le XXème siècle aux quatre coins de l’empire. La même République qui permet au lobby béké d’avoir ses entrées à l’Élysée et dans n’importe quel ministère. La même République qui accorde au lobby béké des années de dérogation supplémentaire pour écouler leur stock de chlordécone. La même République qui laisse ses hauts fonctionnaires mentir et protéger des possédants. L’histoire et ses nombreux scandales ne mentent pas. Le préfet me semble avoir une autorité démesurée dans cette affaire mais on sait que c’est une habitude dans nos territoires. Qu’on ne vienne pas encore une fois de plus nous demander de faire preuve de patriotisme aveugle. La République a su aussi se transformer, s’amender et créer des conditions pour que la fatalité n’ait pas le dernier mot. C’est elle, entre autres, qui a enfanté ces gens et cet endroit. Une chose que nous ne devons pas perdre, c’est notre pouvoir d’action.

Récemment en Floride, le gouverneur l’état Ron Desantis a interdit l’enseignement d’un programme consacré à l’histoire afro-américaine. Un film d’Euzhan Palcy sur la ségrégation a été interdit dans une école du même État. Un homme blanc en position de pouvoir comme le préfet de la Guadeloupe, vient de décider d’interdire l’enseignement qui tient compte de l’histoire des personnes afro-descendantes. Ces personnes ont des points communs mais j’ai envie de leur dire que tout comme l’histoire des personnes noires aux Etats-Unis, c’est l’histoire des Etats-Unis, l’histoire des personnes noires en Guadeloupe fait partie de l’histoire de France aussi. Nous n’avons pas à les opposer. Tout le monde est perdant dans ce cas.

La décolonisation des cursus et des programmes scolaires a commencé et doit se poursuivre. Trop de dégâts ont été occasionnés. Il nous faut remplir le vide qui existe entre la pratique et la théorie. Partir des besoins réels des gens est une méthode décoloniale. Il nous faut continuer à décoloniser les méthodes d’enseignement autant que les contenus des enseignements. Qui décide de ce qui est important à apprendre ? Je remarque qu’en Guadeloupe, plusieurs écoles ont obtenu leur autorisation de fonctionner et elles ont des points communs. Ce sont des écoles inspirées par la pédagogue italienne Maria Montessori, des écoles franco-américaines, des écoles fondées par des communautés religieuses principalement chrétiennes. Ce sont des projets d’école que la république semble mieux comprendre. Elles ne les voient pas comme une menace et on comprend pourquoi. Ce sont des projets qui ont avec elle un univers de référence commun. Des écoles qui ne rentrent pas en opposition avec la chrétienté et l’univers de référence occidental. Il suffirait de passer devant ces écoles à la sortie des classes pour comprendre qu’elles rassemblent, en majorité, des enfants dont les parents ne viennent pas des classes populaires. Pourquoi une école comme Oui Learning peut ouvrir et l’école panafricaine ne peut pas ouvrir ? Comment ne pas ressentir la morsure de la discrimination ? Une pédagogie en contexte caribéen, quoi de plus normal ? La vision eurocentrique de l’enseignement nous fait du mal et cela n’a que trop duré. Les temps appellent à sa remise en cause. L’école en Guadeloupe doit être branchée aux besoins des gens, des communautés qu’elle est censée servir.

C’est en décidant de rassembler les enfants le mercredi après-midi de façon bénévole que la fondatrice du projet a compris que cette activité répondait à un vrai besoin. Cet élan devait devenir une institution officielle avec des moyens conséquents. Notre gouvernement aime faire de belles déclarations dans les instances internationales sans pour autant leur donner de la consistance dans la réalité. L’école panafricaine s’inscrit dans le droit fil des recommandations de l’ONU qui pointe du doigt « les discriminations qui frappent les personnes d’ascendance africaine » et préconise « des actions, pour mettre fin à ces discriminations »3. La décennie des personnes d’ascendance africaine mise en place par l’ONU depuis 2015 ne sort pas de nulle part. Elle part d’un réel. Ce réel n’est pas si étranger que cela à ce qu’il se passe en Guadeloupe.

« L’école nouvelle participait de la nature du canon et de l’aimant à la fois. Du canon, elle tient son efficacité d’arme combattante. Mieux que le canon, elle pérennise la conquête. Le canon contraint les corps, l’école fascine les âmes. »

Cheikh Hamidou Kane, L’aventure ambigüe, (1961)

On le sait. Sous nos latitudes, l’école a toujours eu une double mission. Éduquer mais aussi développer un projet civilisationnel. La colonialité survit dans l’école. La francité avance à travers l’école et bien d’autres phénomènes encore. Je ne suis pas dans le rejet de ma francité. Je l’embrasse mais je n’aime pas qu’elle s’impose là où elle n’est pas en terrain conquis. Elle doit savoir partager avec les autres parties de mon identité. En mode bulldozer, elle ne donnera rien de bon. Je crois dans les vertus du dialogue interculturel. Je paye encore le prix de mes convictions de différentes façons mais ce n’est pas le plus grave. On vit avec ses convictions et on les assume. Je crois que ce dialogue est incontournable même si pour certains de nos gens, ça fait un peu « neuneu ». C’est dans cette démarche créative, originale, humaine que nous trouverons les points de passage.

A quoi cela sert-il d’être un chercheur caribéen qui reproduit les mêmes approches, les mêmes analyses que des personnes vivant hors de la Caraïbe ou n’ayant que peu de notions de notre région ? La mentalité héritée de la société de plantation doit reculer dans les couloirs de l’académie et dans les couloirs du tribunal. Nous n’en sommes plus à nous soucier du regard de l’autre. Je pourrais dire simplement du regard du blanc ou du maître mais il ne s’agit pas seulement d’une question de couleur de peau. C’est une question culturelle qui transcende la couleur de peau même si beaucoup de décisionnaires dans cette affaire sont des personnes blanches. C’est bien cela aussi notre problème quand ce n’est pas notre auto-sabotage ou nos égos surdimensionnés. A chaque fois que nos gens se mettent debout pour défendre leur dignité et leurs intérêts, ils retrouvent devant eux dans la rue ou dans des espaces institutionnels, des personnes blanches en position de pouvoir, des personnes blanches qui ont à leur disposition un arsenal de lois ou d’armes. C’est un fait qui se répète tout au long de notre histoire difficile mais je refuse de céder à la bêtise qui est toujours là tapie dans l’ombre, attendant son heure pour montrer ses dents jaunies. Pas d’essentialisation des êtres humains au programme de ma plume. Je dois reconnaître qu’en bon être humain, certains jours dans certaines occasions, mes préjugés prennent le dessus. Quoiqu’il en soit, personne ne me fera croire qu’une personne sort du ventre de sa mère en étant corrompue. Elle sort comme un être humain plein de possibilités qui sera façonné par son environnement jusqu’à ce que cette personne décide d’élargir son monde de références. L’autonomie pour lui devient un processus, un pouvoir d’agir qui s’acquiert.

L’hégémonie des références occidentales dans nos espaces d’éducation ne peut plus durer. Considérer l’éducation par le seul biais des expériences menées dans les pays du Nord révèle un manque de lucidité face à notre réel. Les temps ont changé. Comme le rappelle le philosophe sénégalais Souleymane Diagne Bachir, la connaissance se partage, elle s’échange mais ne s’impose pas. Les pays du Sud, dont nous faisons partie malgré notre statut politique, n’ont pas ces spécificités.  Ils sont différents, un point c’est tout et c’est à partir de ce réel qu’il nous faut travailler. Le réel guadeloupéen, c’est une majorité de personnes d’ascendance africaine. Pourquoi on a l’air d’être des rebelles quand on défend un projet d’école panafricaine alors que cela coule de source quand on voit la composition de notre peuple ?  Pourquoi sommes-nous vus comme des noiristes ou des séparatistes quand nous ne faisons que reprendre des bouts de nous-mêmes trop longtemps laissés à la marge de ces systèmes d’éducation ?

Est-ce que le programme sera le même ? Qu’est-ce qui change ? Ce sont les questions que m’ont posées ma femme et l’une de mes filles quand on a abordé le sujet à la maison. Leurs questions étaient celles de plein de personnes en Guadeloupe, j’imagine. Des questions à prendre au sérieux et qui nécessitent des réponses claires. Elles sont déjà là ces réponses. Qui veut vraiment savoir peut ! C’est un enseignement qui, comme dans toutes les autres écoles privées, permettra à l’apprenant de trouver sa place dans n’importe quel autre cursus de son choix après son passage dans cette école. Les établissements privés préparent en général leurs élèves aux examens officiels en vue d’obtenir les diplômes délivrés par l’État, qui a le monopole des grades et titres universitaires. Il ne s’agit pas de former des enfants hors-sols. Bien au contraire.

L’école panafricaine de Guadeloupe a pour mission « de recadrer, reconstruire le jeune guadeloupéen » selon maître Ezelin, l’avocat de l’association qui porte le projet. Pour avoir été un membre de l’église évangélique aux Antilles pendant près de quinze ans, je sais que le mot même « panafricain » réveille de la méfiance chez certaines personnes. Qui dit panafricain dit simplement solidarité entre personnes d’ascendance africaine, c’est tout. C’est voir les peuples d’ascendance africaine comme ayant une origine commune même s’ils vivent dans des espaces différents aujourd’hui. Des branches différentes venant du même arbre. Cette origine commune va au-delà de l’endroit où ils habitent, de la langue qu’ils parlent et des systèmes socio-politiques dans lesquels ils évoluent. Il ne s’agit pas d’un programme politique secret ni d’un courant intellectuel anti-blanc. C’est une vision du monde qui reflète la diversité des personnes noires mais qui comprend aussi leurs luttes communes. C’est tout. Cette solidarité a déjà été à l’œuvre. Elle a été un laboratoire puissant pour nombre de nos têtes pensantes. Tout comme les sœurs Nardal de la Martinique qui rencontrent les figures de la Harlem Renaissance originaires des Etats-Unis lorsqu’elles sont en France durant les années 20. C’est Aimé Césaire qui emmène Léopold Sédar Senghor originaire du Sénégal au salon littéraire noir parisien des sœurs Nardal. C’est Ralph Bunch, l’éminent diplomate africain-américain qui y passe aussi. C’est la collaboration entre Paulette Nardal et le député guadeloupéen Maurice Satineau dans le cadre du journal La Dépêche Africaine que ce dernier dirige. C’est la Revue du monde Noir qu’elle fonde avec Leo Sajous d’Haïti en 1931. Je pourrais continuer pendant des pages et des pages. Toutes ces personnes noires venant de pays différents ont compris qu’elles avaient un tronc commun, une origine commune et une condition commune. Cette solidarité entre personnes noires du monde entier nous a fait du bien par le passé. Le temps me manque pour en rendre compte mais je fais confiance à votre perspicacité. Pourquoi serait-elle inutile aujourd’hui ?

En France, la liberté d’enseignement fait partie des principes fondamentaux. L’enseignement libre peut se faire à tous les niveaux : écoles maternelles et élémentaires, collèges et lycées.

L’ouverture d’une école est simplement soumise à une déclaration préalable. Voilà où nous en sommes. La création d’un établissement privé d’enseignement est libre et garantie par la Constitution Française. Un contrôle est exercé à postériori par les autorités officielles pour veiller au respect au sein de l’établissement des lois de la République et pour prévenir toute activité sectaire ou d’endoctrinement. Jusqu’ici tout va bien, c’est normal. Les gens qui forment le peuple guadeloupéen, malgré tous les métissages que nous reconnaissons et accueillons, sont à majorité afro-descendante. Il n’est pas étonnant de voir émerger de la société une telle demande. Une école dont l’histoire du point de vue des personnes afro-descendante est privilégiée. Ce n’est pas un crime. Elle a si longtemps été enseignée et vue du point de vue des personnes européennes (sous couvert d’universalisme) ! C’est insulter notre intelligence que de vouloir faire passer ce désir pour un désir de sédition. En 2003, 72% des électeurs guadeloupéens qui se sont déplacés pour voter ont dit non à la sédition.

Ces décisions de justice sont les principales raisons qui nous font douter de l’impartialité du contrat social en France. La République doit faire avec son siècle. Elle n’en mourra pas, au contraire. Son impartialité réelle et sa lucidité feront grandir l’attachement à elle si besoin est. Elle doit reconnaître les différences en son sein sans avoir à passer par la case justice. Elle le fait déjà pour plusieurs communautés, des communautés qui ont une proximité culturelle avec elle. Il est temps qu’elle accorde ce droit d’être eux-mêmes aux autres sans que cela ne génère de la méfiance. En Guadeloupe et en Martinique, les écoles privées sont essentiellement des instituts confessionnels. La plupart des établissements privés en Guadeloupe ne dérangent pas la doxa parce qu’ils sont catholiques ou protestants. Puis-je enfoncer cette porte ouverte ? Puis-je écrire cette évidence sans passer pour un séparatiste ou que sais-je encore ? Culturellement, il y a une proximité avec les pouvoirs en place. En Martinique, les établissements sous contrat sont aussi à majorité religieux mais des lycées non-religieux et sous contrat existent aussi. C’est 12 500 établissements sur le territoire français. En 2016, on estimait à environ 300 le nombre d’écoles confessionnelles hors contrat en France : 160 de confession catholique, 50 de confession juive, 40 de confession musulmane et 30 de confession protestante.

Loïc Léry, l’une de nos plus belles plumes, le clame à qui veut l’entendre. Ce n’est pas grâce à ce qu’il a appris à l’école que sa conscience s’est formée. Ce n’est pas grâce à ce qu’il a appris à l’école qu’il a pu apprendre son histoire ni apprendre à gérer les conflits internes qui naissent dans ces situations d’inégalité. Sa conscience s’est éveillée quand il a été en contact avec de grands esprits qui ont su lui parler de sa situation. Ils savaient lui parler mais ils ont su l’aider à entrer en lui-même et à retrouver sa place dans la société antillaise. Son chemin d’identité a été débroussaillé grâce à ces grandes voix. En bon romancier, avec ses deux premiers romans, il a su porter un regard unique sur l’expérience antillaise. Cette expérience a donné naissance à un film qui a marqué nos gens. Il vous le dira. C’est en lisant Aimé Césaire, Frantz Fanon, Cheikh Anta Diop qu’il a entamé sa route vers l’autonomisation. La haine accumulée contre les forces gouvernementales françaises l’avait déjà mis sur une route dangereuse. Il a songé à emprunter la voie de la lutte armée mais grâce à ces auteurs, grâce à l’histoire qu’il découvrait, il a pu mettre en œuvre d’autres projets. L’aliénation qui dope le malaise identitaire avait reculé et nous en avons tous bénéficié, y compris Loïc, sa famille, la Martinique, la Guadeloupe et la France sur le plan culturel et intellectuel.

Alors que je dois clore cet article, il me faut dire la chose suivante : beaucoup d’entre nous vivent ce refus comme de la discrimination. Une fois de plus, les outils juridiques semblent profiter à ceux qui contrôlent ces institutions mais pas de victimisation ici… Nous n’avons plus le temps pour cela. Le CARICOM a un plan de réparations en dix points et l’éducation en fait partie. Nous ne faisons pas partie du CARICOM mais sommes caribéens. Nous pouvons nous inspirer de ce qui se passe à côté et arrêter de ne regarder maladivement que ce qu’il se passe en France hexagonale. Les comparaisons insensées que font encore trop de journalistes entre deux espaces si lointains l’un de l’autre et si différents ne font que nourrir l’aliénation. Ces réflexes sont malsains et doivent cesser d’ailleurs. Pourquoi toujours comparer ce qu’il se passe en Guadeloupe avec une soi-disant moyenne nationale quand on sait que la géographie et l’histoire de ces espaces sont si différentes malgré l’administration commune qu’ils partagent ?

Nous ne sommes pas outre nous-mêmes. Nous sommes nous. Le dire n’est pas faire du nombrilisme. C’est simplement apprendre à retrouver notre équilibre, redevenir nos propres centres, nos propres points de départ. Voilà les quelques idées, pensées, mots que je voulais partager avec vous en défense de l’école panafricaine de Guadeloupe…


Notes de bas de page

1. Sans majuscules volontairement, une décision prise par la chercheuse de son vivant. Voir l’ouvrage:  Hooks, B. (2002). Rock My Soul : Black People and Self-Esteem. Atria.

2. Blafran-Trobo, P. (2023). L’ESTIME DE SOI DES NOIRS Guadeloupe : La conjuration des prophéties. Editions L’Harmattan.

3. La justice s’oppose à son tour à l’ouverture de l’Ecole panafricaine de Guadeloupe – Guadeloupe la 1ère. (s. d.). Guadeloupe la 1ère. https://la1ere.francetvinfo.fr/guadeloupe/la-justice-s-oppose-a-son-tour-a-l-ouverture-de-l-ecole-panafricaine-de-guadeloupe-1360890.html

Biographie de l’auteur

Né à Villiers-le-Bel en 1978 et originaire de la Guadeloupe, Steve Gadet (pseudonyme Fola) est un intellectuel et un artiste atypique. C’est un militant, un écrivain, un professeur et un rappeur. Fola Gadet s’intéresse aux cultures urbaines, aux liens entre criminalité et culture, à la communauté africaine-américaine, aux mouvements religieux afrodiasporiques et à tous les phénomènes qui redonnent le pouvoir d’agir aux gens. (Biographie extraite de l’abstrat : Gray, Richard. “Un artiste aux mille et un visages: Entretien avec Steve Gadet (Fola).” The French Review, vol. 95 no. 2, 2021, p. 203-213. Project MUSEdoi:10.1353/tfr.2021.0272.)

credits photo de couverture : Pexels.com

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