Depuis peu d’années, la recherche postcoloniale effleure sans cesse « le droit ou la légitimité à publier des images de la domination des corps esclavagisés, colonisés, racisés». Cette question de légitimité renvoie à l’héritage colonial des pays tels que la France, les Etats-Unis, le Royaume-Uni ; elle renvoie à l’ère des traditions d’exhibitions de « sauvages », véritables zoos humains où des millions de visiteurs se procuraient leur ticket de 3 F pour contempler, observer, voir des corps étrangers ou racisés.
Domination et appropriation des corps colonisés
La domination et l’appropriation des corps colonisés s’est longtemps exercée dans le cadre de la conquête et la domination des territoires des peuples subalternes par les empires coloniaux. La colonisation s’est ainsi nourrie de l’exploitation sexuelle et non-sexuelle et la maltraitance des corps de ces populations.
« La conquête est d’abord une violence exercée contre les corps, celui des hommes comme celui des femmes. Elle a généralement pour cortège l’asservissement ou la déportation. » 1
Ces politiques d’exhibitions précédant les zoos, remontent à la fin du XV siècle, avec l’arrivée d’indigènes dans les cours royales et avec la Vénus Hottentote2 nue devant des personnalités européennes, des hommes et femmes blanches. L’histoire de cette Saartje Baartman, autrement appelée Vénus Noire, femme sud-africaine ayant été transportée des expositions britanniques aux expositions françaises, témoigne d’un élan de contemplation et de fascination pour les corps racisés. Aussi bien auscultée et analysée qu’exhibée et parodiée, la Vénus Hottentote satisfaisait la curiosité malsaine d’une société de spectacles, de cirques, de divertissement reposant sur l’hypersexualisation, la hiérarchie, l’intrusion et l’appropriation. « Exhiber l’autre devient un signe, visible et simple, de modernité et de grandeur ». Aux Etats-Unis, la culture des freaks shows et des cirques de Barnum en est un autre exemple. (Les freaks shows, n’exhibaient pas que des personnes racisées mais des personnes jugées différentes. Le martiniquais Louis-Auguste Cyparis, survivant de l’éruption volcanique de 1902, semble avoir été l’un des Noirs populaires dans les freaks shows.) Selon, Pascal Blanchard « cet engouement populaire pour la monstruosité est inséparable de la relégation des formes de l’altérité ».
La fabrication de l’Autre qui nous est étranger, qui fascine et qui intrigue légitimait le pouvoir exercé sur les communautés colonisées et le devoir de colonisation. De ce fait, la construction d’un Autre par le biais de fantasmes, de stéréotypes et de préjugés raciaux, a servi les visions ethnocentriques de sociétés supposées dominantes. Disposer du corps, contrôler la sexualité, contrôler et commercialiser l’image du colonisé, tous ces dispositif s mis en œuvres sont autant d’aspects de la violence coloniale des XIV aux XIX siècles. L’indigène ou le « sauvage » a été construit d’une manière si violente dans l’imaginaire collectif, que son image subsiste encore à ce jour dans nos sociétés démocratiques, et continue de guider nos rapports avec l’Autre. Au Japon par exemple, les coréens furent présentés comme des « cannibales » lors des expositions du XIXième siècle.
Le Monde occidental passait ensuite d’une fascination pour l’exotisme et d’une érotisation des corps colonisés, à un racisme scientifique. L’obsession de Cuvier pour la biologie des races, aide bien à situer la pensée de l’époque. Georges Cuvier (1769-1832) un zoologiste reconnu, élevé dans une famille protestante, a utilisé les ossements et organes de Saartje Baartman pour ses expériences scientifiques, établissant l’idée d’une race intermédiaire entre la race humaine et la race animale. Peu éloignées du radicalisme des Voltaire et Hume concernant la supériorité de la race blanche, mais nuancées, les théories de Cuvier admettent des races fixes et distinctes. Néanmoins, toute la complexité du rapport racisme scientifique/ racisme populaire ne peut-être expliqué vulgairement, d’autant plus que ceux-ci sont liés à la recherche de l’origine de l’Homme. A ce titre, des études publiées par des historiens, professeurs, chercheurs André Pichot, Blanchard et Boëtsch, Cédric Grimoult, Diarga Ousmane Bakary permettent de mieux maitriser ce sujet.
Inévitablement, les dispositifs d’exhibitions de notre époque à des fins de recherche historique et scientifique interrogent sur la continuité d’une violence coloniale. Si le militantisme postcolonial s’est autant penché sur l’exhibition des corps racisés, c’est parce que celle-ci interroge aussi les limites de l’Histoire, ou du moins les limites de l’Historien dans l’exercice de sa fonction.


Le droit et de la légitimité de l’Historien
Puisque l’histoire se veut être également le terrain de l’empathie, de la compassion et de la traduction des souffrances, les historiens ont le rôle de catalyseur de vérités. L’historien chercheur, au-delà du fait qu’il doit demeurer impartial, occupe une place essentielle dans la société, puisqu’il contribue à la compréhension de l’histoire coloniale, du passé et des répercussions de celui-ci sur le présent. Mais si son rôle est celui d’un « réconciliateur de mémoires conflictuelles »3 pourquoi limiter son champ d’action ? Le pouvoir de l’historien dans ces sociétés qui rejettent parfois leur héritage colonial, est de maintenir et respecter la Mémoire. La recherche historique, scientifique ne peut se heurter à l’émotionnel, et ne peut dépendre entièrement de la sensibilité de chacun.
Dans le cas du livre Sexe, Race et colonies (2018), auquel l’on reproche de partager « les méthodes d’une vieille histoire impériale qu’il entend pourtant dénoncer », et de produire « des généralisations hâtives, des approximations historiques et des répétitions nombreuses »4, Pascal Blanchard avançait l’argument de la déconstruction par l’exhibition. Selon les auteurs de l’ouvrage, la déconstruction c’est aussi montrer ce qui n’est pas désiré être vu, montrer ce qui n’est pas connu, violenter les consciences par le choc des images. L’ouvrage Sexe, Race et colonies demeure énormément contesté depuis sa publication, accusé par le Comité Cases Rebelles d’être une « simple mise en lumière voyeuriste du crime, pensée sans les victimes ». Discuté lors d’un colloque Images, colonisation, domination sur les corps, l’impact de l’iconographie sur la déconstruction du regard colonial suscite de vrais débats parmi les chercheurs, penseurs et historiens. Certains se défendent d’avoir à cacher une vérité qui ne doit pas être exclue dans le processus de décolonisation de l’esprit. Peut-on réellement trancher sur/ choisir ce que l’historien montre et ce qu’il ne montre pas ? Et comment dépasser l’objectification du corps de l’Autre lorsqu’il est sujet d’études ?
En France, la Constitution admet la liberté d’expression, la liberté d’enseigner, le droit du public à l’information, s’appliquant donc aux spécialistes, enseignants, historiens, scientifiques et autres experts. C’est sur ces principes que repose la liberté de la recherche, qui n’est pas réellement définie. La Constitution établit tout de même des limites à cette liberté d’expression dans ces domaines d’histoire et de recherche, notamment l’atteinte à la dignité humaine. Là, nous pourrions prendre un autre débat sur ce qui constitue une atteinte ou non, lorsqu’il s’agit de relater des faits. La recherche historique dispose-t-elle de tout et la dénonciation décoloniale a-t-elle besoin nécessairement de l’exhibition ?
Laurent Fouchard écrit que « montrer pour déconstruire est une justification qui a été à plusieurs fois avancée, mais elle est un peu courte. » Il ajoute que « la question n’est pas tant de montrer ou de ne pas montrer que de se donner les moyens d’analyser, de contextualiser ». Le problème n’est pas la dénonciation, mais sa forme. Le problème se situe bien au-delà d’un simple moyen de dénoncer, puisque ce moyen de diffuser n’est pas propre au domaine de recherche, il concerne également l’information, l’art et la culture. Presses, affiches, photographies, cartes postales, œuvres d’art… tant de supports de propagande politique, d’exhibitions et de constructions du portrait de l’Autre ; un portrait autant victimaire que vulnérable. Le traitement médiatique réservé aux populations autochtones ou minoritaires, ou populations subalternes ne peut être nié lorsque nous observons une différence d’expositions entre les victimes des attentats du Bataclan, celles des attentats du 11 septembre et les victimes des catastrophes naturelles en Haïti ou les victimes de guerre en Syrie. L’exemple de Haïti prouve que l’anonymat, bien qu’il n’empêche pas la compassion, ne défavorise pas la dépossession du corps racisé ni l’exploitation illégitime de celui-ci. Remarquez donc le contraste entre une photographie d’une jeune fille blessée suite à l’effondrement d’un hôtel en Haïti, (photographie n°2) et une photographie de la victime de l’effondrement d’une scène au Canada par le même média.
« Le colonialisme, c’est l’histoire d’un rapport terrible et violent où la parole de l’un s’énonce presque toujours à partir de la mise au silence de l’autre »5
L’œuvre artistique intitulée Exibit B de l’artiste sud-africain Brett Bailey, supposée être une critique de la période coloniale, engendre également le débat sur la déshumanisation et le mutisme des corps colonisés lors des exhibitions.
D’une part, la déshumanisation ne se fait malgré elle et comme toujours, qu’envers les colonisés ; celle-ci poursuit son règne à travers les époques. Après des siècles et des recherches historiques, il n’est toujours pas question d’un colon déshumanisé ni humilié. Sans doute, l’homme blanc qui mutile, inflige, perpétue et conditionne le mal ne perd toujours pas son humanité lorsque l’histoire se raconte. Le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, figure de la Négritude abordait justement le sujet d’une déshumanisation mutuelle entre colonisés et colonisateurs. L’homme qui colonise n’est pas seulement bourreau, il est victime de sa propre barbarie ; c’est là une pensée à ne pas négliger. D’autre part, le mutisme de ces corps représentés, photographiés, exposés, sacrifiés pour l’entreprise médiatique, soutient d’autant plus cette objectification. Les corps subalternes ne sont que des images ou des tableaux sans voix, parfois sans nom, sans identité réelle, sans contexte. Les images ne nous disent pas, ne parlent pas à la place de ces communautés exhibées malgré elles. Ce sont des voix qui sont encore tues et que, jusqu’à maintenant nous n’avons jamais entendu.
De nos jours, qui est donc légitime de parler pour ces cadavres, ces individus oubliés, ces peuples esclavagisés, enfermés dans le Passé?
1 Laurent Fouchard, Sur les travers d’une entreprise mémorielle.
2 La Vénus Hottentote. Saartje Baartman est son nom européanisé.
3 La place de l’historien dans la société.
5 Tiré de l’essai Image et Colonies, de Françoise Denoye.
Bibliographie
Sophie Dulucq, Caroline Herbelin et Colette Zytnicki, « La domination incarnée. Corps et colonisation (xixe-xxe siècles) », Les Cahiers de Framespa [En ligne], 22 | 2016, mis en ligne le 15 septembre 2016, URL : http://journals.openedition.org/framespa/3949
Collectif Cases rebelles, 09.2018 Tribune « Les corps épuisés du spectacle colonial » https://www.cases-rebelles.org/les-corps-epuises-du-spectacle-colonial/
Bancel Nicolas, 17.10.2018, « Exhiber l’exhibition ? Quand les historiens font débat : retour sur « Sexe, race et colonies » », The Conversation [site] , https://theconversation.com/exhiber-lexhibition-quand-les-historiens-font-debat-retour-sur-sexe-race-et-colonies-105139
Florent Georgesco, publié dans Le Monde, 08.10.2018 Erotisme et colonisation : le piège de la fascination URL https://www.lemonde.fr/livres/article/2018/10/04/erotisme-et-colonialisme-le-piege-de-la-fascination_5364290_3260.html
Blanchard, Pascal. « Regard sur l’affiche : des zoos humains aux expositions coloniales », Corps, vol. 4, no. 1, 2008, pp. 111-128.
Laurent Fourchard « Sur les travers d’une entreprise mémorielle ». Politique africaine n°152 • décembre 2018 • p.165-175
BLANCHARD, Pascal. De la Vénus hottentote aux formes abouties de l’exhibition ethnographique et coloniale : Les étapes d’un long processus (1810-1940) In : La Vénus hottentote : Entre Barnum et Muséum [en ligne]. Paris : Publications scientifiques du Muséum, 2013 (généré le 14 juillet 2020). Disponible sur Internet : <.” target=”_blank” rel=”noreferrer noopener”>http://books.openedition.org/mnhn/3930>.
Harchi Kaoutar, « Quand l’art est l’autre nom de la violence », 10.10. 2018, Nouveau magazine littéraire [site], https://www.nouveau-magazine-litteraire.com/idees/fatma-au-mur-quand-art-autre-nom-violence
Hochmann, Thomas. « Les limites à la liberté de l’« historien » en France et en Allemagne », Droit et société, vol. 69-70, no. 2, 2008, pp. 527-548.
Credits
© Photo par Vincent Tan, Pexels.com
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