Pour mieux comprendre de quoi l’on parle, il faut déjà se pencher sur l’appellation à caractère politique : les « grands frères ». Ce n’est pas une appellation qui vient des accusés eux-mêmes. Il s’agit d’un statut, d’ailleurs, qui n’est pas mentionné officiellement dans une politique nationale, il n’est pas mentionné que l’État assume d’engager des « grands frères » qui pourraient intervenir au sein des cités, du fait de leur proximité, de leur « autochtonie », de leur autorité ou même de leur ethnicité. Même si, en France, il a été reproché aux mouvements de gauche, par les partis de droite, d’avoir favorisé ce type d’expérimentations politiques, cette politique n’appartient à aucun mouvement réel, selon l’étude de notre société. 

L’idée d’une politique des grands frères émerge justement après les émeutes de Minguettes (1938) et l’on retrouve l’apparition du terme « les grands frères » vers ces années 80. Comme le souligne Manuel Boucher, sociologue se penchant sur la question, il s’agissait plutôt de « faire émerger des figures exemplaires, rémunérées pour leur rôle de pacification sociale, avec cette idée que les autres moyens sociaux n’étaient plus efficaces pour contenir les désordres urbains. » Depuis, le travail social s’est professionnalisé. Dans le discours officiel politique, on retrouve plutôt les termes de « médiateurs », « acteurs », « accompagnateurs », « animateurs », des professions d’ailleurs subventionnées et l’on parle en France de repli communautaire lorsque l’on parle de politique des grands frères. Ainsi, nommer l’affaire qui nous concerne « l’affaire des grands frères » nourrit déjà une forme de confusions, tant l’on ne sait pas si cela est positif ou négatif, puisque ce sont des termes que nous, citoyens, ne maitrisons pas réellement.

Qui sont les grands frères de Guadeloupe ?

L’affaire dite « des grands frères » de Guadeloupe débute un jour incertain. On ne sait quand, réellement, l’État s’est lancé dans une vendetta personnelle contre les accusés.  Mais pour situer brièvement, et si l’on s’en tient aux faits connus du grand public, cette affaire d’ordre politique succède donc aux mouvements sociaux des mois d’octobre et novembre 2021 – où des groupes de militants se sont réunis dans les rues de Guadeloupe – et le procès contre le jeune militant Edwin, de Martinique, ainsi que l’affaire Klodo, assassiné par des forces de l’ordre. Autrement dit, à cette époque où 8 guadeloupéens sont interpellés, dont 7 hommes dispatchés sur 3 territoires, privés de leurs droits et incarcérés en moins de temps qu’il ne faut pour comprendre l’histoire, le contexte social et politique de nos territoires est déjà hors-du-commun et le système judiciaire persiste à bout de souffle tant il insatisfait la sphère publique. En janvier 2022, sont placés en GAV durant 4 jours, mis en examen pour « association de malfaiteurs en vue de commettre crimes et délits en bande organisée » et « extorsions de fonds à l’encontre d’élus locaux » et de grands propriétaires, respectivement : Bwana, Oneel, Lillow, Zébrist, BB,Samuel et Didier, tous des travailleurs, figures respectées des quartiers ou médiateurs sociaux, qui seront qualifiés d’emblée de « grands frères ». Les « grands frères » c’est une appellation qui, comme le suggère l’opinion publique, désignerait le « rapport d’autorité » entretenu entre les ainés des quartiers, et les plus jeunes, afin de faciliter une certaine cohésion sociale.  

Deux mois après, deux de ses militants décrits dans les médias comme des « médiateurs auprès d’une jeunesse désœuvrée », Frédéric Dumesnil, surnommé Bwana, et Noel Daufour, connu sous le pseudonyme Oneel, sont transférés dans deux institutions carcérales distinctes sans que leurs familles aient été contactées au préalable. Dans une vidéo publiée le 24 mars 2022, Daufour apparaît, menottes aux mains, encerclé par 5 agents armés, transposé d’un fourgon à l’avion sur les pistes de l’aéroport. Cette date, importante à retenir pour la suite des événements, marque le début d’une longue procédure judiciaire, qui n’est pas sans rappeler à ceux qui s’en soucient encore le procès des Guadeloupéens de 1968, affiliés au Groupe d’organisation nationale guadeloupéen, poursuivis pour l’atteinte à l’intégrité du territoire national…

Ainsi, voici ce qu’il faut retenir dans cette chronologie de l’affaire qui nous concerne :  le17 janvier 2022,Noel D est arrêté, dès 6 h du matin, et son domicile familial est perquisitionné. S’ensuit une détention provisoire de 96 heures pour les accusations de « association de malfaiteurs en vue de commettre crimes et délits en bande organisée » et « extorsions de fonds à l’encontre d’élus locaux ». Trois jours après,le21 janvier 2022, Daufour est placé en détention à la maison d’arrêt de Basse-Terre. Le 3 février 2022, a lieu l’audience de la chambre d’instruction au Palais de Justice, à Basse-Terre. La Cour examine la demande de remise en liberté de Daufour. L’accusation présente des éléments d’enquête pour justifier les accusations précitées, telles que des écoutes téléphoniques entre l’autre accusé Didier Laurent, et Noel Daufour. La défense assure que l’affaire ne repose sur aucun élément fiable.

Le 4 février 2022, après la délibération des juges, le verdict tombe : Daufour demeure en détention.  Les chefs d’inculpation sont les suivants :  complicité́ de crime de destruction enbande organisée du bien d’autrui par un moyen dangereux ; participation à un groupement formé ou une entente établie en vue de la préparation d’une extorsion en bande organisée ; participation à un groupement formé ou une entente établie en vue de la préparation de la destruction en bande organisée du bien d’autrui par un moyen dangereux pour les personnes ; participation à un groupement formé ou une entente établie en vue de la préparation de la participation avec arme a un attroupement par une personne dissimulant volontairement son visage afin de ne pas être identifiée ; participation à un groupement formé ou une entente établie en vue de la préparation d’une soustraction, détournement ou destruction de biens d’un dépôt public commis en bande organisée ; participation à un groupement formé ou une entente établie en vue de la préparation d’une entrave à la navigation ou à la circulation d’un aéronef, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels. Ce dernier chef d’inculpation pèse beaucoup dans le dossier. Les supposées preuves seraient des enregistrements d’appels échangés.

Plus d’un mois après le verdict, le 9 mars 2022, en réponse à l’explosion médiatique, Noel Daufour publie une lettre ouverte dans laquelle un passage m’interpelle : Je suis Noel Daufour, plus connu sous le nom d’artiste Oneel ; prévenu et incarcéré à la maison d’arrêt de Basse-Terre depuis le 21 janvier 2022, dans cette affaire aussi trouble qu’absurde dite « des Grands Frères ». À l’heure où vous me lisez, je suis sûrement en transit, sous bonne escorte, en destination d’une prison plus appropriée, en plein milieu de la France hexagonale sous la décision du Garde des Sceaux craignant d’une part, pour la sécurité de la maison d’arrêt, d’autre part, de l’influence que je pourrais avoir sur la population carcérale et pour finir, de la médiatisation de l’affaire pour laquelle je suis, jusqu’à preuve du contraire, présumé innocent. Voilà donc les trois raisons ou prétextes évoqués justifiant mon transfert vers la métropole, bien loin des miens. Car oui, selon les autorités, les 2 prisons de notre département ne sont pas assez sécurisées pour un profil comme le mien.  Et quelques lignes plus loin, il écrit : Vous pensez que les problèmes des autres ne vous concernent pas, jusqu’au moment où ils vous éclaboussent. Nous sommes tous concernés par les maux de la société dans laquelle nous évoluons, je l’ai compris à travers les cicatrices de ma mère. Ces convictions, associées à de l’autodétermination et un peu d’amour propre, sont les ingrédients qui m’ont naturellement poussé sur le terrain glissant du militantisme, avec comme bagage supplémentaire, la connaissance de la réalité de la rue et ses travers, pour l’avoir fréquenté à un moment de ma vie où j’étais plus rebelle que militant. Encore une nuance qui, pendant un temps, a été agrémentée de rivalité futile, de fierté mal placée, la représentation aveuglée d’une couleur, d’un lieu, d’un nom. Deux incarcérations plus tard, m’ont permis de comprendre que l’autre c’est nous, que nous c’est l’autre, que nous combattions finalement un miroir et que pendant ces années d’égarement, nos œillères servaient les intérêts d’autres personnes. Nous avons dès lors pris la décision de travailler ensemble pour un devenir meilleur.  Et nous voilà quelques années plus tard, avec la goutte d’eau de restrictions sanitaires et d’obligation vaccinale faisant déborder le vase de nos innombrables problématiques, à tenter de porter la voix de la jeunesse et montrer leur mécontentement à des sourds et des aveugles qui font office de responsables politiques guadeloupéens, à qui il ne reste de sens que le goût et le toucher.

Leur méchanceté sans limite et leur envie de me casser a conduit à la saisie de mon véhicule et celui de ma compagne pour lequel elle paie crédits et assurances ; elle qui n’est pourtant pas inquiétée dans cette affaire, se retrouve avec 2 enfants en bas âge sans véhicule depuis près de 2 mois. Son seul crime serait d’être ma compagne. Maintenant, on me parle de transfert, sans même prendre en compte mon droit au maintien des liens familiaux. Quel est notre combat si ce n’est dans sa globalité, la dignité humaine ? Dignité pour laquelle des hommes et des femmes se battent encore au quotidien en 2022. Ne dit-on pas que l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt ? J’ose espérer que l’éveil des consciences n’attendra pas l’aube d’une troisième guerre mondiale.  

C’est précisément dès l’instant où je lis cette lettre que je me penche de plus près sur le sujet. Des mois plus tard, nos échanges débuteront par l’intermédiaire d’une tierce personne dont nous respecterons l’anonymat.

Le 23 mars 2022, sa famille annonce un possible transfert du père de famille en France. Un appel à mobilisation devant le Tribunal de Basse-Terre est lancé. Plus d’une centaine de personnes viendront soutenir la cause, ce jour-là, mais cela n’empêchera que, le 24 mars 2022, monsieur Daufour est déporté vers le Centre pénitentiaire de Moulins-Yzeure sans prévenir sa famille. Les fuites d’informations permettront à ses proches de dénoncer ces conditions de détention.  Il y a de nombreux détails sur les conditions d’incarcération de l’homme incriminé que nous ne pouvons dévoiler au public, par respect pour la confidentialité du client et de ses représentants juridiques.

Entre les mois de novembre et décembre 2022, les incohérences de traitement se multiplient. La fonction de Bibliothécaire lui est retirée sans son consentement, et sans motifs valables. La cellule de Noel D. est fouillée 2 fois. Il est transféré 1 fois en garde en vue, pour une présumée implication dans une autre affaire, durant 72 heures à Clermont-Ferrand, des jours durant lesquels il n’aura pas de contact avec sa famille et ses proches.

Un an après l’incarcération de Noel Daufour, l’audition du 19 janvier 2023, initialement prévue le 17 janvier mais reportée pour que son avocat Maître Branco y assiste, n’aboutit pas à une mise en liberté. Les avocats font appel de la décision rendue.  Monsieur Daufour se fait transférer, le 4 février, au Centre pénitentiaire de Ducos, en Martinique, l’endroit où il sera présenté au Tribunal de Fort-de-France, le 13 février 2023.  Ce jour-là, Jessica Daufour, la sœur de Noel, sera présente sur place pour le soutenir, aux côtés des organisations et collectifs de luttes martiniquaises. Depuis le rejet de la décision en appel, Noel est incarcéré en Martinique et bien qu’il soit plus proche de la Guadeloupe, l’affaire perdure et fait couler de l’encre !

« J’suis posé au fond d’ma cellule
Dans l’cœur quelques hématomes
Ils ont tout fait pour que j’sois celui
Sans preuve ils veulent creuser ma tombe
Mes baveux t’passent le salut
Ton dossier plein d’erratums
Puis nique sa mère les élus
Et l’trousseau d’clés des matons
J’suis pas votre leader, J’suis pas Domota
Plus jamais je serais accommodable
Rien qu’vous parlez parlez,
Rien qu’vous polémiquez
Quand mes soldats se battent pour de l’eau potable
Dans l’move j’ai rajouté mon grain d’sel
Porter ma croix comme Malcolm ou Edson
Jamais sous-estimer son adversaire
J’suis les couilles de la révolte en personne »

Mais, au-delà de toute l’attention qui lui est accordée par le système qui l’incrimine et par les médias nationaux, qui est donc Noel Daufour ?

L’ entretien avec Noel Daufour, prisonnier politique

Partie III, Affaire des Grands Frères. « Bien évidemment, la rue est politique. Pire, elle en est l’enfant, délaissée, maltraitée, oubliée, ajoutant à la division raciale, la division des classes sociales. De cette réalité, elle s’est construite en décalquant le modèle de société régi par le système politique tout en se revendiquant hors système. »

Bibliographie (Sources)

L. (2012, 11 avril). La politique des grands frères que dénonce Dati, c’était quoi ? L’Obs. https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-politique/20080607.RUE4507/la-politique-des-grands-freres-que-denonce-dati-c-etait-quoi.html

Beunardeau, P. (s. d.). Les « grands frères » dans la politique jeunesse de Saint-Denis. © Presses Sorbonne Nouvelle, 2012 Licence OpenEdition Books. https://books.openedition.org/psn/6930?lang=fr

Boucher, M. (2012). L’ethnicisation de la médiation sociale dans des “quartiers ghettos”: Non, la politique des « grands frères » n’est pas morte !. Migrations Société, 140, 25-34. https://doi.org/10.3917/migra.140.0025

Joao Gabriel, Lajol pa fèt ba tout moun, Publication Instagram.

Lazzouni, N. (2022, 27 mai). Répression des « grands frères » : le scandale judiciaire qui indigne la Guadeloupe [Vidéo]. Le Média. https://www.lemediatv.fr/emissions/2022/repression-des-grands-freres-le-scandale-judiciaire-qui-indigne-la-guadeloupe-allQqPzaSwKlFhw5MuFt7A

Da Silva, M., & Gresh, A. (2021, 27 janvier). Georges Ibrahim Abdallah, prisonnier politique expiatoire. Le Monde diplomatiquehttps://www.monde-diplomatique.fr/2012/05/DA_SILVA/47661

Il y a bien, au moins, un prisonnier politique en France en 2018. (2018, 9 janvier). L’Humanitéhttps://www.humanite.fr/blogs/il-y-bien-au-moins-un-prisonnier-politique-en-france-en-2018-648387

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