Après avoir échangé, sans langue de bois, avec le principal concerné dans cette affaire dite « des Grands Frères », je publie ci-joint un extrait de notre entretien, du 9 Mars 2023, qui m’a conforté dans l’idée que nous, jeunes de ce pays, ne devons jamais cesser d’œuvrer pour la vérité…
C’est le premier entretien que Noel Daufour, du fond de sa cellule, accorde à un média.
MOI : Bonjour Noel ! Pour situer le contexte de notre entretien, remontons à l’année 2021 où la Guadeloupe, en plein chaos, s’était mobilisée pour exprimer son rejet d’un système politique inadapté. Même si la lutte première concernait les politiques vaccinales et toutes les mesures liberticides mises en place, une grande majorité des jeunes mobilisés dénonçait d’autres problématiques du territoire : le scandale du chlordécone, le chômage, la précarité étudiante, la précarité des foyers, la gestion de l’eau, la santé économique du pays. À quel moment tu choisis de t’impliquer dans cette lutte ?
Noel Daufour : Bonjour Tessa, merci pour cette invitation. M’impliquer dans la lutte du pays n’a pas été un choix, même si je reste maître de mes décisions. Ça s’est présenté plutôt comme une obligation, un devoir de faire ma part, de prendre mes responsabilités en tant que Guadeloupéen, et de tenter d’améliorer les choses avec mon expérience, dans ce pays où je vois évoluer mes enfants. J’ai observé avec attention la situation des soignants suspendus, les mensonges et contradictions répétés durant la gestion de crise par l’autorité étatique, le manque de courage de nos représentants politiques, et même le simple fait que le gouvernement ne veuille pas entendre le refus d’une grande majorité de notre population dans un pays qui se proclame « démocratie ». Bref, tout ceci n’étant, comme tu l’as rappelé, que la goutte d’eau qui a fait déborder une coupe déjà pleine de problématiques qui nous handicapent depuis des lustres. Je me suis rendu auprès d’un ami-frère de longue date, faisant partie des soignants suspendus, afin de lui apporter mon soutien. Il m’a expliqué un peu plus en détail la détresse qui était la leur, lui et ses collègues avec qui j’ai pu aussi échanger.
Par la suite, avec d’autres figures connues pour leur implication dans la vie associative, étant chacun des grands frères de quartiers sensibles dont ils sont issus, et avec qui j’avais déjà œuvré pour la pacification au niveau de la jeunesse et de certains quartiers, nous avons été conviés à des réunions organisées par les représentants politiques de chez nous, pour discuter de la crise qui ne cessait de s’amplifier et spécifiquement de la jeunesse. Des associations étaient aussi présentes lors de ces réunions.
MOI : Je suppose que tu n’avais pas imaginé l’ampleur que cette crise prendrait. As-tu l’impression d’être devenu, malgré toi, l’un des porte-parole des gens du peuple et de devoir assumer cette position aujourd’hui ?
ND : À vrai dire, j’avais pris la pleine mesure de l’ampleur de cette crise, tant elle nous était infligée à coup de matraquage médiatique, mais aussi parce que j’avais vécu celle de 2009, à la différence que cette fois-ci, circonstance aggravante, il était en plus question d’un dictat sur notre intégrité physique. Ce que je n’avais effectivement pas prévu c’était de me retrouver, malgré moi, érigé en porte-parole, car je ne me considère pas en tant que tel. Je suis tout au plus la voix portante de certains milieux abandonnés. Si, par effet d’écho, je peux toucher plus largement « les gens du peuple » comme tu dis, je m’en réjouis ! Je considère que je n’ai pas d’autres choix que de l’assumer, ne serait-ce que pour être en accord avec moi-même et ma conscience sociale.
MOI : Nous avons eu des échos depuis quelques jours concernant les divergences qu’il y aurait entre différents groupes de militants concernant l’affaire des Grands Frères. Cela donnait suite à une déclaration de Maître Branco, en janvier 2023, concernant le manque d’implication (si je puis dire) des mouvements syndicalistes qui œuvrent pour les droits des travailleurs et les droits des Guadeloupéens. Cette déclaration a eu l’effet d’une bombe ! Mais je pense que le peuple aimerait connaître l’avis du principal concerné…
ND : Je pense que Me Juan Branco, en mettant le mouvement syndical face à une réalité que beaucoup taisent par complaisance, a dû, à son tour, faire face à l’un des cancers qui rongent toutes luttes, tous mouvements contestataires, l’ego. Ils n’ont pas remis en question leur fonctionnement et ont brandi la carte victimaire en prétextant une éventuelle attaque « d’un agent colonial » à travers mon avocat… En plus d’être hors sujet, ils ont démontré à la population à quel point leur mouvement syndical pouvait être fragile. J’ai pris les réactions des dirigeants et avocats du mouvement comme une attaque à mon encontre. Je ne suis pourtant pas de ceux qui tombent dans le piège du « diviser pour mieux régner ». J’ai pris, pendant la crise, l’initiative de rassembler les dirigeants de l’UGTG et ceux de Moun Gwadloup pour que cessent les attaques dues à des divergences de méthodes, frappées déjà par certains egos, qui ne devraient pas passer avant la lutte ou plutôt des attentes, des résultats pour lesquels nous passons par cette lutte. Plus les années passent et plus je réalise que cette fameuse lutte est peut-être le « fonds de commerce » de certains, et que s’ils se voyaient obtenir gain de cause, lutte il n’y aurait plus, donc de quoi vivraient-ils ? Je dis cela en sachant que ce n’est pas si facile, que les forces qui nous font face ont le crime inscrit dans leur ADN. Mais il faut malgré tout pouvoir se remettre en question, se dire nos vérités pour avancer plus sereinement si toutefois nous le voulons réellement.
MOI : A contrario, depuis cette incarcération que l’on peut qualifier de « politique », de nombreux activistes africains et afro-caribéens t’ont apporté leur soutien tels que Kémi Seba, grande figure anticolonialiste, qui accusait sans langue de bois le gouvernement français de « disposer » des corps et de la vie des Guadeloupéens. La revue AFRIKKAN a traité de l’affaire des Grands frères, Le Combat ouvrier a publié un article traitant de cette violence du pouvoir d’État concernant ces emprisonnements. Les réseaux sociaux regorgent de personnes qui critiquent cette répression. Des personnes influentes ont pris la parole publiquement, tel que le parolier David Erauss, Fola Gadet… Quel est ton ressenti face à cela ?
ND : J’ai suivi tout cela de très près, tout soutien étant évidemment bienvenu.
L’oppression que nous subissons par l’état français est bien connue par Kémi. J’ai une profonde admiration pour lui et l’équipe qui l’entoure. Le combat qu’il porte sans relâche, sa résistance aux obstacles telle que la prison, le fait qu’il mette sa vie en danger pour la dignité de tout un peuple, force le respect. Quant à mon frère Érauss, ce sniper de la vérité même douloureuse soit-elle, je suis fier de le compter parmi les miens. Pour ce qui est de la presse, les Guadeloupe 1ere, France Antilles et autres, ont pu confirmer, sans surprise, leur allégeance pour l’État, tous dénués d’esprit critique et de réelles investigations qu’exige le métier de journaliste. Ils n’ont fait que bêtement répéter ce que leur dictait le parquet. D’où l’importance de l’émergence de média comme NEG et ceux que tu as cités, afin de servir de contrepoids d’une information biaisée par les médias mainstream. J’aime à croire que l’effervescence autour de cette affaire fera ressortir du positif en termes de solidarité dans les luttes et un énième cas d’école sur les rapports incestueux et l’instrumentalisation de la justice par la politique.
MOI : D’un côté, l’absence des figures syndicalistes, politiques, influentes qui ne sont pas positionnées, jusqu’ici, contre les arrestations des médiateurs sociaux. De l’autre, une nouvelle génération militante qui se sent abandonnée, criminalisée, culpabilisée. Certains d’entre nous pourraient s’interroger : nous assistons à une forme de rupture générationnelle qui s’opère progressivement ?
ND / Les timides interventions, voire le mutisme des figures syndicalistes et politiques sur cette affaire, révèlent un bâillonnement par la peur. Pour les uns, la crainte d’être inquiétés pour je ne sais quelles raisons ; pour les autres, la crainte de voir remonter à la surface certaines casseroles les concernant, contenu par le pouvoir en place tant qu’ils obéissent et suivent les directives qui leur sont données. Les années passent et les revendications sont, pour la plupart, les mêmes que celles de 2009 et même bien avant. La méthode n’a guère changé, même face au mépris et à la surdité gouvernementale.
Malgré un grand respect pour le travail effectué et la conscientisation faite par les générations précédentes, il n’en demeure pas moins que rien n’avance, bien au contraire. L’impasse dans laquelle nous sommes ne nous permet pas de rebrousser chemin et d’en prendre un autre. La rupture dont tu parles est exactement à ce niveau. La nouvelle génération n’a plus le luxe du temps, et n’a pas d’autres solutions que de foncer tout droit, quitte à dégager ou marcher sur ce qui se trouve devant elle, refusant de se retrouver dans 10, 15 ou 20 ans encore au même stade. Et puis tu sais, à trop contenir la pression, à l’image d’une cocotte-minute, elle finit par exploser violemment, l’histoire nous l’a prouvé à maintes reprises. Les mots d’un des meilleurs textes de rap créole titré « Alo gwada bobo », d’un artiste nommé Snotty Noiz, résonnent en moi des années après, tant la pertinence et la dure réalité qu’il décrit, poussent à la réflexion.
MOI : L’un des « Grands frères », Frédéric Dumesnil, a été libéré, le 6 février 2023. Bien avant, il y a une succession de personnes concernées dans l’affaire des GF qui ont été relâchés. Vous n’êtes plus que trois détenus. Comment le système judiciaire justifie aujourd’hui leur rejet de ta libération ?
ND : Je suis heureux que les autres frères aient pu retrouver leurs familles, je me suis souvent inquiété pour certains d’entre eux qui n’avaient jamais connu la détention avant ça. J’imagine que même si la fierté d’homme permet de faire bonne figure, cela laissera des cicatrices pour eux comme pour leurs proches. Quand j’en aurai l’occasion, je leur dirai juste qu’il faut faire de ces cicatrices une force. Ce système me considère comme un terroriste, au regard des moyens mis en place pour mes déplacements, ils m’ont placé sous escorte de niveau 3 depuis le début. J’imagine que cela va de pair avec l’opération de diabolisation sur nos réelles intentions, en prétextant que nous cherchions à nous remplir les poches pour le dire grossièrement. Quand sur le fond, le concret manque, ils ne peuvent jouer que sur la forme dans l’intérêt de manipuler l’opinion publique et désamorcer le soutien populaire dont nous aurions bénéficié plus amplement. Faire l’aveu de s’être « emballé » dans cette affaire, ne sera jamais dans leur plan. On n’en revient sûrement à la notion d’ego du système. Les prétextes évoqués pour me maintenir en détention se résument globalement dans le maintien de l’ordre public, sous-entendu que je représenterai une menace selon eux, ce qui contredit, pour le coup, l’image de voyou voulant se faire du profit sur la crise, sur la douleur des miens.
Entendons-nous bien, je suis loin d’être un saint, mais je connais mes valeurs, mes priorités, mes principes. Tu sais, c’est difficile d’accepter les règles d’un jeu qui consistent à dire qu’il n’y a de règles que pour nous et pas pour ceux qui nous les imposent. « J’arrêterai de niquer le système, quand la justice sera impartiale » comme le dit si bien Dosseh dans un de ses sons.
MOI : Lors de la perquisition effectuée à ton domicile, le livre « Obscure époque » de Kémi Séba est saisi dans le cadre de l’affaire. Pour rappel et pour ceux qui ne connaissent pas l’ouvrage, « Obscure époque » est une dystopie présentée comme une fiction géopolitique inspirée de faits réels qui, comme le genre le permet, dénonce finalement les faces cachées de l’ordre mondial. Cette saisie de tes lectures reflète, selon moi, une pratique déjà bien connue des autorités étatiques : le contrôle des idéologies par la confiscation ou le bannissement d’œuvres politiques. C’est notamment ce qu’il se passe dans le Centre pénitentiaire américain du Michigan, où l’on interdit la circulation des livres de Frantz Fanon, figure anticolonialiste martiniquaise…
ND : La saisie de mes lectures est l’une des preuves flagrantes du caractère politique de cette affaire dite des grands frères. « Mien Kampf » (mon combat), écrit par Adolph Hitler, est traduit et distribué par une maison d’édition française, sans que ça ne dérange l’institution judiciaire. Ce système voudrait nous dicter ce qui est moral et ce qui ne l’est pas, qui est fréquentable et qui ne l’est pas, il voudrait nous zombifier par le virus de la pensée unique mais, en ce qui me concerne, j’ai pris toutes les doses de vaccins nécessaires tel que Fanon, Kémi et autres, de façon à faire face à tous leurs variants. Je vais d’ailleurs prendre une piqûre de rappel nommée « Philosophie de la panafricanité fondamentale » de Kémi Seba très bientôt.
MOI : (Rires) Alors, justement, quel rôle joue la littérature dans le processus de décolonisation ou d’émancipation des consciences ?
ND: De la même manière que les colons ont utilisé la littérature par des interprétations d’ouvrages bibliques, des falsifications dans leurs livres d’histoire et autres pour nous asservir avant et après l’abolition de l’esclavage, nous devons, à notre tour, soigner ces séquelles par la vérité rétablie à travers la littérature de tous nos chercheurs, historiens, essayistes qui œuvrent dans ce sens.
MOI : Tu prévois d’écrire un livre ?
ND : Disons que, poussé par certains de mes proches, inspiré par tout ce qui se passe, tout ce que j’ai pu vivre, et voyant le temps passer ici comme une opportunité d’essayer autre chose, je me suis effectivement lancé dans ce challenge fou d’écrire un livre. Plutôt que d’être lecteur ou spectateur de ce qui est dit et écrit à mon propos, n’est-il pas préférable que je me « livre » ? L’exercice, bien évidemment, n’est pas simple, car je dois faire face à moi-même, à mes contradictions et toutes les facettes de ma personnalité, sans travestir la vérité telle qu’elle l’est ou telle qu’elle l’a été.
MOI : La rue est politique, du moins, c’est le constat que je fais aujourd’hui… Puisqu’elle a aussi son propre système, ses propres lois, et ses propres représentants. Tu côtoies ce milieu qui est autant un espace de pouvoirs, de violences, de misère sociale qu’un espace d’expression politique et artistique. Durant ces vingt dernières années, entre la diversité du hip-hop, le développement des structures d’insertion, la conciliation des gangs rivaux, quelle évolution positive ou négative qu’il y a eu ?
ND : Bien évidemment, la rue est politique. Pire, elle en est l’enfant, délaissée, maltraitée, oubliée, ajoutant à la division raciale, la division des classes sociales. De cette réalité, elle s’est construite en décalquant le modèle de société régi par le système politique tout en se revendiquant hors système. De ce paradoxe naît du bon comme du mauvais, des destins remarquables comme des destins tragiques. La lueur d’espoir qui nous éclaire, depuis quelques années, sur le conditionnement par ce système, à nous disperser, à détourner notre regard des réelles problématiques, à nous autodétruire, est freinée par cette même force étatique. Attention, nous avons aussi notre part de responsabilité ! Le tout n’est pas de dire que c’est la faute de l’autre sans prendre le temps de se regarder dans le miroir mais, même là, on y voit le reflet d’un système mal fait ou plutôt fait par d’autres pour servir leurs propres intérêts. Le hip-hop, la musique urbaine plus globalement avec ses diverses influences, rythme la rue avec son lot de revendications politiques et culturelles qui reste une partie minoritaire par rapport à son lot d’enjaillement. Cela traduit peut-être une envie plus forte d’évasion face au quotidien que celle qui tend en quelque sorte à l’affronter par une musique plus profonde, selon moi, ce qui reflète une société qui choisit par facilité la pilule bleue contenant de doux rêves, plutôt que la pilule rouge contenant la dure réalité.
MOI : Dans l’ouvrage « Les damnés de la Terre », Frantz Fanon abordait la notion de contre-violence opérée par le colonisé pour accéder à une forme d’émancipation identitaire… Près d’un siècle, on aborde sans cesse la notion de violences lors des différentes manifestations de rue, ou mouvements de contestations, sans mettre le doigt sur l’origine de cette violence. As-tu une opinion là-dessus ?
ND : La fourberie hypocrite de ce gouvernement consiste sans cesse à détourner l’attention de l’opinion publique, en montrant du doigt les conséquences plutôt que les causes, au travers des décisions qu’il impose à la population. Il est quand même malvenu de la part de l’Etat français, qui s’est construit par la violence faite sur d’autres peuples et qui continue encore aujourd’hui, à travers ses anciennes colonies, d’alimenter l’appauvrissement de ces peuples, sans parler de l’association de malfaiteurs dans laquelle il participe avec d’autres puissances mondiales, en pratiquant l’ingérence dans des pays souverains leur tenant tête, de venir à la suite de tout ça donner des leçons de conduite, de morale, d’éthique. Le meilleur qualificatif pour décrire l’Etat français est la locution nominale : pompier pyromane.
MOI : Ceux qui t’écoutent et qui suivent tes actualités musicales ont sûrement remarqué ta présence artistique un peu plus régulière. Tu écris et produis beaucoup plus que lorsque tu n’étais pas emprisonné. L’écriture s’émancipe, elle devient plus minutieuse. Le lyrisme est encore plus présent, les messages sont encore plus politiques. Tes références évoquées sont des persona non grata… Et je me demande, après t’avoir écouté, si : le milieu carcéral est un espace propice au développement de ton expression ?
ND : Il est vrai que, sûrement comme beaucoup d’autres artistes, mes conditions de vie, les problèmes que je peux rencontrer et, plus globalement, la douleur favorisent ma productivité. D’ailleurs, une écrivaine pour laquelle j’ai une affection particulière m’a dit que cela se nomme le « chaos artistique ». Donc, oui, le milieu carcéral influence forcément mon expression, j’y trouve surtout le temps nécessaire pour cette pratique. Je suis féru d’écriture, peu importe les thèmes abordés du moment que c’est bien écrit, mais tu as raison de souligner que les messages sont plus politiques qu’avant. Ma plume se nourrit essentiellement de ma réalité et de ce qui m’entoure.
MOI : Plus libre de s’exprimer à l’intérieur, qu’en étant dehors… Qu’est-ce que la liberté d’un peuple pour toi ?
ND : La liberté d’un peuple est liée à sa souveraineté économique et monétaire, liée au fait de pouvoir prendre démocratiquement ses propres décisions, de pouvoir exploiter ses propres richesses, mais cela passe aussi par l’autosuffisance alimentaire et énergétique. Mais, plus globalement, pour moi, le concept de liberté est utopique. À partir du moment où tu es dépendant de quelque chose ou de quelqu’un, la liberté est une chimère. Certains peuples, qui se coupent du monde afin de se protéger et vivre « librement », sont prisonniers de leur propre liberté. Ça a peut-être l’air pessimiste comme vision, mais il faut savoir parfois se détacher de cette quête d’idéal qui nous fait perdre du temps et de l’énergie au détriment du réel, du concret.
MOI : Le milieu intellectuel énonce souventl’idée du retour de l’intelligentsia comme utile à l’émancipation collective guadeloupéenne. Et pourtant, on assiste à une grande exportation de nos jeunes cerveaux vers d’autres pays… Et les intellectuels qui restent ne semblent pas totalement libres d’agir, parfois censurés, parfois emprisonnés justement. Qu’en penses-tu ?
ND : Comment l’expliquer autrement que par une volonté manifeste de les faire partir ? Que ce soit par l’absence de certaines filiales dans nos universités, qui oblige à s’expatrier pour étudier et, en parallèle, intégrer la vie active à l’étranger, ou par des propositions plus alléchantes ailleurs que chez nous, tout cela conditionne la fuite de la matière première nécessaire à l’émancipation collective. Nous voyons toutefois des natifs de l’Hexagone, débarquer en terrain conquis et être promu aux postes à responsabilité dans des secteurs clés, permettant à l’état français d’asseoir sa dominance sur notre population. Il suffit d’ouvrir les yeux pour comprendre cette réalité.
MOI : « Vous voyez, chez nous, les femmes sont plus nombreuses que les hommes. Comme disait un autre penseur, « les femmes portent la moitié du ciel ». Ces femmes ne peuvent pas être tenues à l’écart de notre révolution, et tout ce que nous faisons aujourd’hui vise à les libérer. Mais c’est très difficile, car les femmes sont dominées par des hommes eux-mêmes dominés. Elles sont doublement dominées. Nous-mêmes, nous n’avons pas fini de nous libérer, nous ne pouvons pas libérer les femmes, nous ne savons pas comment faire… »
Cette citation de Thomas Sankara me rappelle la détermination et la force dont fait preuve Jessica Daufour, ta grande sœur, pour obtenir ta liberté, mais également l’une des références féminines, Nathalie Yamb, mentionnée dans l’une de tes chansons. Qu’est-ce que t’inspire cette femme ? Et la place des femmes guadeloupéennes dans les luttes anticolonialistes actuelles ?
ND : Concernant Nathalie Yamb, j’admire sa ténacité, sa lucidité, la pertinence et la maîtrise des sujets qu’elle aborde. Elle s’adresse aux puissants sans concession, ce qui lui vaut d’être menacée, surveillée par les services secrets la considérant comme un danger pour leurs intérêts. Elle est, pour moi, un modèle de courage. Pour ce qui est des luttes anticolonialistes, je place la femme sur le même plan que l’homme tant notre combat est le même, tout comme il s’agit aussi d’un combat commun face à la dominance de la société patriarcale sur les femmes. Car, à l’image d’un échiquier où le pion le plus important est la reine, la femme est le berceau de l’humanité, les murs porteurs d’une bâtisse, sans quoi rien ne tient, donc se battre pour elle c’est se battre pour nous. Je n’ai pas besoin d’être un enfant pour combattre la pédophilie. On n’a pas à être ce pour quoi on se bat. Ignorer les souffrances d’une communauté provoque forcément un effet papillon.
MOI : Quel lien fais-tu entre les luttes des Grands frères de notre département et les luttes des grands frères de Martinique, Guyane ? Et même les luttes des militants africains que tu côtoies ?
ND : Nous avons chacun une réalité qui est la nôtre selon nos territoires respectifs, tout comme nous avons des problématiques communes. Le dénominateur commun reste l’État français, contre qui il nous faut savoir converger pour être plus fort face à l’oppression qu’il nous fait subir.
MOI : Et après l’incarcération, qui sera Noel Daufour ?
ND : Sûrement un homme plus averti, plus déterminé dans ses convictions, mais comme le dit souvent ma sœur, je resterai un père, un compagnon, un fils, un frère, un grand frère.
(Fin de l’entretien)
Et bien plus que ça, un homme que le système n’a pas réussi à soumettre, se tenant face à moi. À la fin de cet entretien, peut-on affirmer que Noel Daufour est un prisonnier politique, et que toutes les personnes détenues durant cette affaire le sont également ? La définition d’un prisonnier politique est simple. Un prisonnier politique est une « personne emprisonnée pour des motifs politiques ou pour s’être opposée au pouvoir en place dans son pays ». Parfois, les pays contournent les réglementations en usant de stratagèmes, par exemple, des détentions prolongées sans procès, des exils, des rejets de demande de rapprochement.[1] Ce qui est le cas, justement, de l’affaire des « Grands Frères » de Guadeloupe. Précisons aussi que la répression politique, elle, se définit comme « l’oppression ou la persécution d’un individu ou groupe d’individus pour des raisons politiques pour restreindre ou prévenir la possibilité qu’il puisse participer à la vie politique de la société. » Et des répressions, les départements français en ont bien connu : Mé 67, le procès du Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe 1968, le procès de Gaby Clavier, le procès de deux militants de Combat Ouvrier de 2015, le procès des 7 militants martiniquais anti-chlordécone de 2022, les procès des 7 d’Oceanis, etc.
Bien entendu, la notion de l’emprisonnement politique est beaucoup plus complexe que cela. Il faut préciser aussi qu’au-delà du fait que l’Etat ne reconnaisse pas officiellement ce statut de « prisonnier politique » aux militants détenus dans le cadre des luttes anticolonialistes, leur détention est vécue différemment. Ceci signifie qu’ils sont nécessairement traités plus mal que les autres prisonniers, leurs conditions de détentions (leurs interactions et relations avec le personnel carcéral, leurs droits de prisonniers, leurs secteurs d’affectation) sont impactées par ce statut officieux. Être prisonnier politique c’est avoir encore moins de droits que les autres prisonniers dont les droits sont déjà eux-mêmes bafoués au quotidien. Par ailleurs, l’établissement pénitentiaire détermine aussi l’expérience du prisonnier. Être un prisonnier politique en Guadeloupe, par exemple, ce n’est pas être un prisonnier politique à Moulins-Yzeure, une prison qui reçoit essentiellement des détenus fichés, ou classés « terroristes ». Tout ceci est à prendre en compte lorsque l’on parle de l’affaire.
L’affaire des Grands Frères, et surtout le dossier Noel Daufour, nous prouve que l’histoire se répète inlassablement à l’exception faite que, désormais, même les prétendues organisations du peuple se sont pliées face à l’injustice perpétrée depuis plus d’un an déjà. Leur silence est lourd, et révélateur d’une impuissance syndicale collective. L’obscure clarté d’une supposée lutte, mais lutte sans risques. Car quoi de mieux pour des personnalités influentes que d’être lavées de tout soupçon de crime contre l’État quand la jeunesse, elle, peut en payer le prix ? Et le prix est cher ! Le 20 janvier 2023, tandis que les peines des 4 médiateurs sont prolongées, l’élite guadeloupéenne politique se tait. Imaginez donc à quel point la colonialité qui subsiste dans nos rangs est violente ! Mais, je crois en une nouvelle génération de travailleurs, de militants, d’intellectuels, d’entrepreneurs, d’artistes, de créateurs et d’acteurs de la presse qui prennent le relais. Nous n’allons pas refaire l’Histoire, mais nous avons la responsabilité de prévenir les futures atteintes à notre intégrité, et nos droits humains. Puisque si, aujourd’hui, nous permettons à l’autorité étatique de nous dicter nos idéologies, de nous museler, de censurer, d’empêcher nos révolutions, nous ne serons jamais capables de reconstruire ce pays.
[1] Pour ceux qui auraient encore des doutes sur l’existence de prisonniers politiques en France, l’affaire de Georges Ibrahim Abdallah, incarcéré depuis plus de 30 ans, sans procès, sans preuve, n’est pas un mythe.
En défense de l’Ecole Panafricaine de Guadeloupe…
Pendant des décennies du Cameroun à la Guadeloupe en passant par la Polynésie, des générations d’enseignant.es en poste dans des écoles coloniales ont enseigné à des enfants d’ascendance africaine que leurs ancêtres étaient des Gaulois. L’empire distillait la même éducation pour tous. Ces enfants ont grandi avec cette césure entre qui ils étaient réellement et…
Noel Daufour… Le gangster, le comptable ou l’activiste ?
Puisque, avant d’être le père de famille dépeint dans les médias, Noel est le second fils d’une femme d’ascendance indo-guadeloupéenne, madame Safar, et d’un homme guadeloupéen originaire du nord-ouest de la Grande Terre, monsieur Daufour. Avant d’être principalement élevé dans la maison familiale de Port-Louis, il est conçu dans l’amour d’un foyer établi en France.…
Introduction à l’affaire des “grands frères”
Pour mieux comprendre de quoi l’on parle, il faut déjà se pencher sur l’appellation à caractère politique : les « grands frères ». Ce n’est pas une appellation qui vient des accusés eux-mêmes. Il s’agit d’un statut, d’ailleurs, qui n’est pas mentionné officiellement dans une politique nationale, il n’est pas mentionné que l’État assume d’engager des « grands frères »…