Michelle Martineau, fondatrice du site Identités Caraïbes et doctorante en Sciences po à l’Udem publie un nouvel article sur la communauté indienne de Guadeloupe. Elle écrit :
Le vote de Mme Pirbakas, le 19 juin 2020, suite à la résolution permettant la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité a suscité l’émoi de la classe politique antillaise. Présentée par Younous Omarjee, député européen issu du parti politique « la France Insoumise », cette résolution à valeur symbolique vient s’ajouter à la loi Taubira votée 9 ans plus tôt en France.
De cette résolution, c’est aussi la condamnation du racisme dénoncée à la suite de la mort de George Floyd, Afro-américain tué sous le coup des violences policières. Au 14e alinéa, la résolution « invite les institutions et les États membres de l’Union européenne à reconnaître officiellement les injustices du passé et les crimes contre l’humanité contre les personnes noires et de couleur; déclare que la traite des esclaves est un crime contre l’humanité et demande que le 2 décembre soit désignée Journée européenne de commémoration de l’abolition de la traite des esclaves; encourage les États membres à inscrire l’histoire des personnes noires et des personnes de couleur et des Roms dans leurs programmes scolaires ».
Bien qu’adoptée à la majorité avec 493 voix pour, 104 contre et 67 abstentions, le vote « contre » de Mme Pirbakas reste celui qui a suscité le plus de commentaires. Eurodéputée guadeloupéenne[1], celle-ci contredit la version officielle : « Moi, Maxette Pirbakas, je n’aurais jamais voté contre une condamnation de l’esclavage et du racisme contre mon propre peuple, soyons réalistes. Je suis Guadeloupéenne, fille d’immigrée, je n’ai jamais oublié l’histoire de mon île ni celle de ma famille. J’ai voté en m’abstenant sur une résolution de 11 pages qui concernait plusieurs éléments ». Elle ajoute : « Mon choix pour l’abstention était important. Et mon groupe parlementaire [Identité et Démocratie] ne l’ignorait pas. Ce qui fut approuvé étant donné mes origines guadeloupéennes. Toute ma vie se passe en Guadeloupe et ma famille y vit, donc mon histoire est gravée sur ma peau et coule dans mon sang » précisant au passage son métissage indo-africain.
Certains se refusent à croire que ce vote est la traduction de « l’état d’esprit des Indiens de Guadeloupe » comme le souligne François-Joseph Ousselin pour Guadeloupe 1ère. C’est le cas des représentants des associations indo-guadeloupéennes tels que « Frantz Gobaly de l’Association Saravanam, Olivier Mounsamy, Élie Shitalou de Sanatan Dharma Samaj, Cheddi Sidambarom et Eliézère Sitcharn du Comité du Premier Jour » s’adressant directement à l’eurodéputée dans une lettre ouverte. Mais au-delà du vote polémique de Mme Pirbakas, c’est la complexité culturelle et identitaire guadeloupéenne qui refait surface.
La société caribéenne est, on le sait, une société créole (et on pourrait même dire une société plurielle) où le métissage est omni présent. Les rapports entre les différentes ethnies constituant la société guadeloupéenne ont évolué au cours de ces dernières années où une certaine harmonie semble régner[2]. Cependant, l’histoire nous démontre que ce ne fut pas toujours le cas : l’immigration indienne débutant en 1854, quelques années après l’abolition de l’esclavage, en est la preuve. Marquée par des conditions de travail déplorables, une lutte sans faille pour l’octroi de la citoyenneté française et les tensions ethniques et raciales avec la communauté noire, la communauté indienne a dû surmonter de nombreux obstacles pour pouvoir s’intégrer au sein de la société guadeloupéenne.
Il s’agit dans ce nouvel article de revenir sur cette période charnière de l’histoire de la Guadeloupe. Marquée par des revendications politiques et économiques, la question identitaire est et reste toujours au centre des débats. Négritude, créolisation, antillanité ou encore créolité sont des notions/concepts souvent utilisées pour définir l’identité guadeloupéenne. Il serait tout aussi important de prendre en compte l’indianité et sa plus-value dans le processus identitaire guadeloupéen, en constante évolution.
La communauté indienne : les raisons de son immigration, sa répartition sur le territoire guadeloupéen et ses conditions de travail
L’immigration indienne débute le 24 décembre 1854 avec l’arrivée du navire l’Aurélie à Pointe-à-Pitre ayant à son bord un premier convoi de 344 Indiens en provenance de la région de l’Est de l’Inde. Cette immigration se poursuivra jusqu’en 1885 où environ 45, 000 Indiens au total fouleront le sol guadeloupéen : une cadence de 3 navires par an – aller-retour entre l’Inde et la Guadeloupe – sera observée durant cette période.
Le but de cette opération est très simple : à la suite de l’abolition de l’esclavage en Guadeloupe en 1848, les anciens propriétaires d’esclaves se retrouvent avec une main-d’œuvre réduite, voire quasi inexistante. Il est donc crucial de trouver une solution leur évitant, entre autres, des pertes économiques considérables notamment dans le domaine de la « grande culture » (canne à sucre)[3]. Grâce à convention internationale du 1er juillet 1861 ayant comme signataires la France et l’Angleterre, ces derniers pourront recruter une main-d’oeuvre indienne par le biais de « contrat de travail ». Mais pourquoi cette communauté et pas une autre ? Comme le cite Didier Lasserre :
« La main-d’œuvre d’origine chinoise, annamite[4], africaine, madérienne ne donna pas de meilleurs résultats […] : « Pendant les premières années, l’immigration s’est faite dans des conditions désastreuses, à cause du mauvais choix des sujets recrutés. Qui ne se rappelle ces Européens recrutés dans les cabarets du Gers ? Et ces tristes Madériens ? Et ces rebuts de la population de la Chine ? Et ces intraitables noirs du Cap-Vert ? Et ces Annamites, le plus grand nombre révoltés politiques, d’autres transportés du bagne sur nos habitations sans défense ? Et ces Congos décimés par la maladie du sommeil, presque tous disparus ? ».
Des critères de sélection sont imposés : pour les autorités françaises, la recrue doit être âgée entre 10 et 36 ans pour un homme et de 10 à 30 ans pour une femme accompagnée de ses enfants comme le souligne David Northrup. Toutefois, l’auteur mentionne que la sélection reste large et qu’il est aussi difficile d’établir véritablement l’âge des sélectionnés pour raisons diverses. Il est important de souligner que la plupart des signataires de ces contrats de travail (d’une durée de 5 ans) ne sont pas tous issus de la caste des « intouchables » : une variété en termes de statut social (vagabond, prostituée, femme ayant abandonné leur famille, cordonnier ou encore cultivateur) et d’appartenance religieuse s’y retrouve. Il est certes évident que la pauvreté reste un facteur déterminant dans l’explication du départ de la plupart des Indiens signataires de ces contrats de travail.
Recruter les futurs « travailleurs engagés » relève de méthodes « normales » qui s’apparentent à du racolage comme l’explique Christian Schnakenbourg. Se rendant dans des endroits où la foule est relativement importante (marchés, foires ou encore gares), les recruteurs présentent les Antilles comme l’Eldorado. Cette utopie ne fait que renforcer la conviction pour de nombreux Indiens en situation de pauvreté de fuir à tout prix le pays en quête de renouveau. Promesse d’effectuer des tâches « légères », de salaire élevé ou encore la possibilité de devenir propriétaire de terres, tout y passe. Des méthodes « physiques » sont également adoptées : toujours selon les observations de Christian Schnakenbourg, « un moyen classique consiste à les conduire dans un débit de boissons pour les faire boire jusqu’à ce qu’ils cèdent » ou encore « prêter de l’argent à des gens qui ne désirent pas émigrer, afin de les placer dans une position de dépendance les obligeant finalement à s’engager ». La méthode la plus radicale est tout simplement d’embarquer de force (on pourrait parler d’« enlèvement »[6] comme le démontre l’auteur) les futurs travailleurs engagés.
Les conditions de voyage sont relativement déplorables : les Indiens engagés ont dû faire face à des conditions météorologiques désastreuses rendant le voyage encore plus difficile (durant environ deux mois). De plus, le risque de propagation de maladie infectieuse fut élevé. Comme le souligne David Northrup, les rations alimentaires sont aussi mesurées avec la distribution de deux repas par jour : « un kilogramme de riz (ou 750 grammes de biscuit) accompagné de 200 grammes de viande salée (ou poisson séché) et 120 grammes de légumes séchés. Ces repas sont accompagnés de façon occasionnelle d’alcool (petite dose), tabac ou encore de noix de bétel »[7]. La présence de médecin certifié est à noter notamment dans le but d’observer la main-d’œuvre indienne en y distribuant de l’eau, maintenir des conditions sanitaires correctes ou encore apporter des vêtements chauds si besoin, ceci bien entendu dans le but de préserver la totalité du convoi jusqu’à son arrivée aux Antilles françaises.
Une fois arrivée en Guadeloupe, commence la répartition géographique. Elle se fait se fait de façon inégale : on l’a vu, l’intérêt est de combler la main-d’œuvre perdue dans la « grande culture » où les terres agricoles sont privilégiées…
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