Tribune.

L’affaire dite « affaire Klodo » éclot en pleine crise Covid-19 lorsqu’un contrôle de gendarmerie — ou ce qui était supposé être une interpellation — conduit à l’assassinat d’un homme et père de famille guadeloupéen, Claude Jean-Pierre, alors âgé de 67 ans aux moments des faits.

Fatia et Christophe (famille de Claude Jean-Pierre) qui militent pour obtenir justice © Cédrick Isham

Claude Jean-Pierre, surnommé Klodo, se fait interpellé sur une route de Deshaies (Guadeloupe), le 21 novembre 2020, par des gendarmes (blancs). Lors de ce contrôle routier banal auquel il ne survivra pas, Claude Jean-Pierre immobilise son véhicule sur le bord de route, respectant de ce fait les signaux envoyés par les gendarmes. Sans aucune raison valable, le guadeloupéen est extrait violemment de son véhicule, assez violemment pour que le SMUR intervienne sur place et qu’il soit transféré à l’hôpital les heures suivantes, mais jusqu’ici aucun membre de la famille n’a accès aux images de l’arrestation policière. Le 24 novembre, le père de famille subit une intervention chirurgicale pour une double fracture des cervicales et quelques jours après, il décède le 3 décembre 2020, au lendemain de la plainte déposée le 2 décembre par sa fille Fatia, alors qu’il est hospitalisé au CHU. Entre le 10 décembre suivant — le jour même où le juge d’instruction est saisi et que la famille du défunt est reçu par le procureur de la République — et le 5 janvier 2021, il ne se passe rien. S’ensuit une première expertise médicale fournie, insatisfaisante, puis une contre-expertise demandée par la famille, celle-ci tenant compte du fait que le médecin légiste avait déjà corroboré les blessures causées par l’extraction violente de l’homme de son véhicule. Le défunt aurait subi plusieurs ruptures de vertèbres avant de succomber à ses blessures, mais les gendarmes donnent une toute autre version de la scène : ils soutiennent que la victime s’est écroulée seule sur le sol au moment du contrôle routier.

Qui a tué Claude Jean-Pierre ? Deux gendarmes français Stephen Boyer et Phillipe Charlier, promu en février 2023 malgré son implication dans l’interpellation meurtrière qui nous concerne. Deux gendarmes peu cités, peu nommés, peu montrés dans les articles de presse concernant l’affaire. Et pourtant, même si l’enquête policière se poursuit, aucun de ces gendarmes n’est interpellé et aucun tapage médiatique n’a lieu jusqu’à la fuite de la vidéo de l’interpellation, en mai 2021, et jusqu’à ce que le peuple guadeloupéen assiste à la scène du meurtre. Cette vidéo témoigne de la bavure policière et contredit la version soutenue par Boyer et Charlier depuis la mort de Claude. Sur ces images médiatisées, la posture coloniale d’autorité est flagrante : le défunt a été jeté au sol, manipulé comme un objet, laissé dans la rue dans la plus grande indifférence. C’est précisément là, face à l’indignation populaire et les mouvements contestataires naissants en Guadeloupe, que les gendarmes mis en cause sont placés sous le statut de témoins assistés sans être poursuivis pour autant.

Par la suite, les expertises, les enquêtes médicales, les auditions des témoins et les autres convocations nécessaires s’enchaînent sur deux années. Les éléments de preuves ne manquent pas à l’appel. Ces deux années-là, Fatia Alcabelard, fille du défunt, et son compagnon Christophe Sinnan ne se laissent pas amoindrir par la lenteur du système judiciaire. Bien déterminés à obtenir justice pour ce crime, ils multiplient les apparitions médiatiques (interviews, conférences, live IG), les mobilisations de rue, intègrent même le cercle des militants contre les violences policières en France (notamment le Comité Adama Traoré) et font tout pour mettre en lumière l’injustice subie par Claude Jean-Pierre.

Christophe Sinnan, Adama Traoré et Fatia Alcabelard

Alors qu’en Mars dernier, le procureur de la République Xavier Sicot refuse de rencontrer une délégation guadeloupéenne, il s’empresse de demander un non-lieu (c’est-à-dire l’abandon de l’action judiciaire en cours de procédure), une décision qui vient intensifier les mouvements de contestations par de nombreuses organisations syndicales, politiques et associations guadeloupéennes, jugeant l’attitude du procureur comme le reflet d’un mépris de l’autorité judiciaire. Fatia Alcabelard déclare à la presse : « Mon père est mort. Et aujourd’hui, un procureur estime qu’il ne s’est rien passé et qu’il devrait y avoir un non-lieu. » Mais la lutte pour la justice ne s’interrompt pas et prends même de l’ampleur. Un appel à la mobilisation est lancé le 9 mars 2023 par plusieurs organisations militantes. Le 2 avril, le Kolèktif Kont Vyolans a Jandam dépose une stèle à l’éffigie de Claude à la ville de Deshaies, non loin du lieu de son meurtre, un acte politique qui sera néanmoins contesté par le Maire de la ville des jours plus tard. Entre-temps, la juge d’instruction (fraichement débarquée) rejette en juin 2023 la demande de non-lieu du procureur Sicot dans cette affaire, pour que la famille de Claude Jean-Pierre soit auditionnée le 5 juillet suivant au Tribunal de Versailles (France), assistée de leur avocat Maitre Bernier.

La Guadeloupe s’interroge alors : pourquoi le meurtre de Claude Jean-Pierre demeure impuni ?

Il existe, au pays des Droits de l’homme (blanc) et sur ces territoires dépendants, une culture de répression persistante et lutter contre cette culture ne peut être efficace sans s’en prendre à tout le pouvoir politique. Le meurtre de Claude Jean-Pierre remet en lumière l’existence d’un refuge de valeurs et d’idéologies de l’empire colonial français. C’est un refuge qui n’a jamais disparu et qui prône depuis toujours, avec l’appui des milieux politiques conservateurs, la légitimité du pouvoir de violence au sein des banlieues, des quartiers de minorités ou des territoires occupés par les forces françaises. Il n’existe pas que des violences policières, il existe tout un système capable de justifier, de soutenir toutes ces atteintes aux droits fondamentaux des peuples dominés.

La répression des peuples dominés a toujours été occultée par la presse française (plus apte à cibler les manquements des autres pays) et a toujours été justifiée par les institutions coloniales comme une « forme d’encadrement » plutôt qu’un pouvoir de violence. Or, comme l’explique très bien Florian Bobin, cette structure policière actuelle renvoie à des politiques bien plus anciennes : la police des Noirs, le Code de l’indigénat et toutes les politiques de contrôle des Noirs Africains dans la société française. [1] Retenons que la police des Noirs est elle-même instituée en 1777 sous la monarchie française, quelques années avant l’abolition de l’esclavage de 1848 dans les colonies. A l’époque, cette législation restrictive anticipe déjà l’expansion des idéologies indépendantistes des colonies et impose à des personnes dites « de couleur » le maintien de leur statut servile sur le sol français à leur arrivée.[2] Elle est ainsi créée, en opposition du principe du sol libre applicable, pour protéger les intérêts capitalistes du pouvoir, protéger l’administration coloniale et préserver les codes de l’empire de toute contestation sociale.

Pire dans les sociétés postcoloniales des Antilles, qui ont été elles-mêmes profondément construites sur la répression (c’est un fait à ne pas négliger lorsque l’on aborde les pratiques systématiques des institutions coloniales) ! Car ces sociétés se seraient acclimatées à l’usage de la force et de la violence d’Etat depuis des années. Toute leur histoire en témoigne : les grèves de Carbet, les grèves de Février 74, les grèves du Moule 1952 ou encore le chaos macabre de Mé 67 sont autant d’exemples multiples où l’intervention des forces de l’ordre a été répressive et criminelle. (Quatorze ans après le LKP, nous nous interrogeons toujours sur les auteurs de l’assassinat suspecte de l’une des têtes du mouvement de grève, Jacques Bino). Il serait cohérent d’admettre que les violences policières aux Antilles ne peuvent être accidentelles : elles seraient plutôt orientées, façonnées, conçues et nourries déjà par des rapports de sujétions. Ici, la plus petite violence policière n’est pas si différente de la plus grande bavure, il s’agit toujours du même contexte de domination d’un peuple (le colonisateur) sur un autre (ledit colonisé). N’oublions pas que nous parlons ici d’un territoire comme la Guadeloupe où la majorité des gendarmes provient de la France Hegaxonale, et que supposément ces figures de l’ordre n’ont pas réellement de maitrise des codes culturels, des codes langagiers, ni une réelle connaissance de la langue du péyi où ils viennent exercer. C’est déjà autant symbolique que révélateur d’un gouvernement qui impose son autorité blanche, en adoptant une attitude coloniale. Personne ne l’ignore… En Guadeloupe ou en Martinique, muter des troupes en urgence à la moindre contestation sociale, c’est l’une des réponses systématiques de l’Etat.

L’un des exemples récents de ce système répressif a été la gestion de la crise guadeloupéenne de 2021 lorsque, en réponse aux mobilisations des militants contre les lois liberticides du gouvernement français, plus de 250 policiers et gendarmes (manblo) issus de l’Hexagone, accompagnés du RAID et du GIGN, débarquaient en moins de 72 heures sur le territoire guadeloupéen. Des mesures gouvernementales qui finalement n’ont fait qu’amplifier les révoltes sociales et conduire non pas uniquement à des affrontements entre les forces de l’ordre et les citoyens comme le souligne les médias français, mais bien à de véritables abus de pouvoir sur le peuple guadeloupéen. Lorsqu’il s’agit d’aborder les mouvements sociaux des territoires de Guadeloupe et Martinique, même les médias français font l’impasse sur l’inégale répartition des dispositifs mis en place pour encadrer la population, sur l’absurdité du nombre de forces déployées pour limiter les mobilisations populaires. Ce qui soutient, par ailleurs, l’image d’un Etat (supposé démocratique) attribuant à tout mouvement populaire des Antilles un caractère anti-gouvernemental, anti-système ou révolutionnaire, comme si la simple mobilisation d’un citoyen lambda pouvait porter atteinte à la République.

Mobilisation Jistis Pou Klodo

Pourquoi est-il nécessaire de l’écrire ? De médiatiser l’affaire Klodo et toutes les autres affaires d’injustices ? Pourquoi ne faut-il jamais se lasser d’en parler ? La médiatisation de masse des répressions est l’un des meilleurs moyens employés pour : (1) détruire la mystification de la police puisque l’on ne peut plus prétendre que les violences policières sont des cas isolés (La violence policière étant exposée et diffusée, on ne raconte plus : on la montre) ; (2) détruire le mythe de l’indigène indiscipliné et de l’autorité du sauveur blanc ; (3) détruire le mythe de l’encadrement et de l’infantilisation des peuples (référence au fourgon de manblò déployé le jour de la mobilisation pacifique des martiniquais) ; (4) détruire les marges de manœuvres de la colonialité.

A ce jour, personne n’a été inculpé pour le meurtre de Claude Jean-Pierre tandis que la structure policière continue de se protéger. Mais, en dépit de toute propagande politique, le système policier se rend bien compte du rapport intime entre la répression systémique et l’évolution des mouvements anticolonialistes. « Les forces répressives apparaissent comme un catalyseur des contestations coloniales » (Emmanuel Blanchard) [5] Autrement dit, plus l’ordre colonial prévoit de casser les mouvements populaires et plus les peuples colonisés développent des mécanismes de défense et de résistances contre ce système. Ce n’est plus le citoyen qui est apeuré, c’est l’ordre établi qui craint de se voir renverser et qui, de ce fait, répond dès que possible par son seul pouvoir : la Violence. Notre devoir c’est d’y résister.

Bibliographie

[1] Florian, Bobin « Les forces du désordre, de la répression coloniale aux violences policières » Contre-temps Revue de critique communiste, 2020

[2] « Déclaration du roi pour la Police des Noirs », août 1777.

[3] Suaudeau, Julien « Les violences policières mettent au jour les fissures de l’ordre blanc », Slate.fr, 2020

[4] DIEU, François. La violence d’État en action : essai sur la violence policière In : Violences et pouvoirs politiques [en ligne]. Toulouse : Presses universitaires du Midi, 1996 (généré le 18 octobre 2023). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pumi/13692&gt;. ISBN : 9782810710546. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pumi.13692.

[5] Blanchard Emmanuel, « Ordre Colonial », Genèses, vol 86 2012, p. 2-7
MANVILLE, M. (1962). Chronique de la répression. Esprit (1940-), (305 (4)), 551-557. Retrieved May 25, 2021

Odile Goerg, « Entre infantilisation et répression coloniale », Cahiers d’études africaines, 205 | 2012, 165-198.

BERTRAND, Michel (dir.) ; LAURENT, Natacha (dir.) ; et TAILLEFER, Michel (dir.). Violences et pouvoirs politiques. Nouvelle édition [en ligne]. Toulouse : Presses universitaires du Midi, 1996 (généré le 12 octobre 2023). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pumi/13656&gt;. ISBN : 9782810710546. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pumi.13656.

Autres articles sur l’affaire

Elms. (2022, 2 juin). Affaire Claude Jean-Pierre : ” ; Nous sommes en attente d’une réelle justice pour Klodo ” ; (vidéo). The Link Fwi. https://www.thelinkfwi.com/post/affaire-claude-jean-pierre-nous-sommes-en-attente-d-une-r%C3%A9elle-justice-pour-klodo-vid%C3%A9o

Hauteville, J. (2023, 1 avril). En Guadeloupe, la colère monte au sujet de la mort d’un retraité interpellé par les gendarmes. Le Monde.fr. https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/03/09/en-guadeloupe-la-colere-monte-au-sujet-de-la-mort-d-un-retraite-interpelle-par-les-gendarmes_6164834_823448.html

Apetogbor, C. (2021, 23 mai). En Guadeloupe, le spectre de George Floyd flotte sur la mort de Claude Jean-Pierre. Libération. https://www.liberation.fr/societe/police-justice/en-guadeloupe-le-spectre-de-george-floyd-flotte-sur-la-mort-de-claude-jean-pierre-20210523_U45BNWL5OFEZTE7U7JNECQQNEU/

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