Le Nègre de la poésie césairienne

A la fois, homme de lettres et homme politique, Aimé Césaire a été l’une des figures les plus influentes du Mouvement de la Négritude.   Rêveur et chercheur de liberté, le poète a fondé le journal l’Étudiant noir avec Damas et Léopold Senghor, tous inspirés par les courants de pensées afro-américains.

Par la suite, il a entamé la rédaction du Cahier d’un retour au pays natal, l’un des ouvrages les plus reconnus de notre littérature caribéenne. A cet instant précis, il se situe en Croatie chez un ami, séjournant en face d’une île nommée Martinska ; celle-ci lui inspirera la Martinique.  Le Cahier… a été modifié plusieurs fois entre 1939 et 1947.  Les variations éditoriales de l’œuvre poétique, n’échappent pas aux linguistes parce qu’elles reflètent les réélaborations de la pensée césairienne sur une période de dix ans. Il rejoint le Parti communiste français, qu’il abandonne en 1956, puis crée le PPM Parti Progressiste Martiniquais. Il sera député de la Martinique et maire de Fort-de-France, il fera voter la Loi de la départementalisation pour les Antilles françaises, afin de « sortir d’un chaos politique et administratif ».

Homme de souvenirs, dit-on, il est surtout le symbole du Négro fondamental, « nèg-mawon d’une littérature francophone » étriquée. Homme qui œuvre pour l’émancipation politique de son pays et homme qui désaveugle la poésie antillaise, il s’affirme en tant que dramaturge avec des œuvres engagées telles que :  Une saison au Congo (1966), Une tempête (1969, une réécriture post-coloniale de l’œuvre de Shakespeare). L’œuvre intégrale d’Aimé Césaire participe à la renaissance de l’identité noire, personnelle et collective autant sur le plan littéraire que social.  Cet essai a pour but premier de montrer comment la pensée « négritudienne » dans le Cahier d’un retour au pays natal, initie l’émergence et l’autonomie de la littérature antillaise, tout en s’imposant comme la pensée fondatrice d’une nouvelle génération d’hommes noirs.

Présentons donc à travers cette courte étude le mouvement de la Négritude, le contexte historique qui lui appartient et ses aspirations esthétiques. Parcourir les influences de ce courant littéraire, nous permettra d’effleurer la question de la recherche du Moi dans la pensée Nègre. Le choix de l’auteur Aimé Césaire, qui fut l’un des premiers antillais à rejeter la littérature d’assimilation et à concevoir l’affranchissement d’une poésie antillaise, nous permettra d’étudier brièvement les caractéristiques du Cahier...

La négritude est « un courant littéraire et politique qui rassemble des écrivains noirs francophones pour revendiquer l’identité noire et sa culture ».  Le terme négritude provient du mot nègre, que les auteurs du mouvement décident de se réapproprier en le déchargeant de toute connotation négative. « Nègre » c’est ainsi que les colons nommaient les esclaves noirs, ce mot a longtemps persisté dans le Monde littéraire, étant utilisé dans diverses expressions à caractères racistes, par exemple le « nègre littéraire » bien que l’on refuse maintenant son utilisation. Le mouvement de la Négritude s’inscrit dans un processus de réhabilitation de l’homme noir, à qui l’on veut donner la parole, la voix, le cri.  Ce courant se caractérise par l’affirmation de l’africanité, de l’histoire, de l’identité ; il souligne l’appartenance au Monde Noir et la revendication d’être Noir dans un système colonial.

A cette époque post-coloniale, le Noir est en marge de cette société française parce qu’il n’est pas encore membre d’une humanité ou d’un collectif. Avec la Négritude, le Noir devient « sujet » après des années de déshumanisation et d’objectification ; il devient « Je » avant d’être « je suis » et « je parle » dans une société où il n’a jamais fait partie du « Nous ». Par l’écriture et la littérature, le Noir obtient son rôle d’acteur, d’agent de la parole, d’interlocuteur dans le dialogue. Trop souvent nié dans la littérature coloniale, il prend soudainement sa place telle qu’elle doit être, une place non-blanche, non blanchie, non censurée, non dirigée. A mon avis, la Négritude est avant tout une réponse à l’oppression et au racisme quotidien. Au-delà d’une idéologie de libération politique, ce courant littéraire se présente comme une lutte individuelle et collective contre le colonialisme. Chaque noir doit lutter personnellement, puis tous les noirs doivent lutter ensemble. « La négritude est un humanisme qui participe de la civilisation de l’universel qui est elle-même pour l’essentiel dialogue des cultures » selon Senghor. Ensuite, ce mouvement de libération noire vient en opposition aux anciennes tendances littéraires antillaises tels que la littérature dite créole, le doudouisme antillais et le romantisme. Nous pourrions parler d’une forme de décolonisation de la littérature antillaise, qui elle-même fut trop obnubilée par l’assimilation à une littérature française. « (…) Dans les années trente un écrivain antillais ou africain qui a envie (…) de publier, peut choisir, par exemple, comme stratégie littéraire d’être ce que j’appellerais un écrivain “régional” ou “régionaliste”. Il peut donc publier des contes créoles ou des contes traduits d’une langue africaine en français (…) Ces écrivains [de la “négritude”] n’ont pas voulu être des écrivains régionalistes.», (Mongo-Mboussa, 1996).Un besoin de destruction de codes et de pensées occidentaux, se fait ressentir chez les auteurs de la Négritude.  Il faut dire et être juste ; il faut écrire et relater les faits authentiques sans artifices et sans machination. Il faut rendre à la culture noire sa place entière, malgré les idées véhiculées dans l’espace francophone.

« La Négritude, à mes yeux, n’est pas une philosophie. La Négritude n’est pas une prétentieuse conception de l’univers. C’est une manière de vivre l’histoire dans l’histoire- l’histoire d’une communauté dont l’expérience apparaît, à vrai dire, singulière avec ses déportations de populations, ses transferts d’hommes d’un continent à l’autre, les souvenirs de croyances lointaines, ses débris de cultures assassinées. »1

Dès 1932, la négritude se détecte dans les salons d’intellectuels noirs organisés par Paulette et Jeanne Nardal, femmes antillaises issues de la bourgeoisie martiniquaise, reconnues pour leurs essais et écrits politiques.  Là-bas, des artistes ou intellectuels afro-américains, africains, antillais venus à Paris, se rencontrent et philosophent sur l’éveil, l’influence et la condition de l’homme noir dans la société.  Le rôle et l’engagement de ces femmes ne peuvent être effacés du processus de conscience raciale au sein de la littérature noire, puisqu’elles constituent encore le point d’attache entre les intellectuels de la Caraïbes, les intellectuels de l’Amérique et de l’Afrique, anglophones ou francophones, tous soucieux d’une révolution intellectuelle et d’une résistance culturelle. Si la Négritude pointe déjà le bout de son nez dans la Revue du Monde Noir (prônant l’affirmation de la culture Noire par la production culturelle des intellectuels noirs) des sœurs Nardal, Césaire a été le premier à employer le terme « négritude » dans l’œuvre qui nous concerne : Le Cahier d’un retour au pays natal. Il faut ainsi comprendre que le processus de construction identitaire débute bien avant qu’il soit nommé “Négritude”.

Le Cahier d’un retour au pays natal se situe dans un contexte particulier de la Martinique, l’île ayant le statut de colonie française à cette époque. Le pays côtoie la misère, la souffrance, la maladie, la peur, et l’inquiétude au lendemain d’une occupation coloniale qui fut très longue. La loi de départementalisation n’a pas encore été votée, lorsque Césaire débute la rédaction de son ouvrage, néanmoins le débat public s’oriente vers la transformation/l’évolution du statut des territoires créolophones. Alors, Césaire revient à cette période politique et sociale chaotique. Le retour du poète n’est peut-être motivé que par ce désir de révolutionner la pensée collective, et même de se rapprocher d’une lutte en se rapprochant du peuple.  Le Cahier (…) éclot d’une expérience spirituelle et personnelle et accouche lui-même d’une réflexion profonde sur le peuple et l’état du pays. Césaire, aussi soucieux qu’un observateur, se distance partiellement du peuple ; passant de ses souvenirs d’enfances et des portraits de ses parents au portrait de la communauté antillaise, une communauté affaiblie et méconnaissable. Ce portrait amer n’est nullement indulgent, ni injuste à l’égard de la population martiniquaise ; l’auteur n’est-il pas venu dénoncer la soumission (volontaire ou involontaire ?) du peuple noir face à l’oppression coloniale ?

Césaire déterre un peuple aliéné, silencieux et non libre : « Cette foule criarde, si étonnamment passée à côté de son cri ». Le peuple martiniquais c’est un peuple qui se cherche, qui se corrompt, qui se confond avec l’occidental ; un peuple noyé dans diverses cultures, pataugeant entre une langue régionale et une langue dominée, entre une altérité de son histoire et l’effacement de son identité. Nous ne pouvons taire l’insistance du poète sur le silence. Tout a l’air bruyant et silencieux à la fois ; bruyant parce que le cri du peuple est entendu ; silencieux parce que celui-ci n’est pas le cri attendu, mais un cri bien trop muet. Le peuple martiniquais c’est un peuple qui se cherche, qui se corrompt, qui se confond avec l’occidental ; un peuple noyé dans diverses cultures, pataugeant entre une langue régionale et une langue dominée, entre une altérisation de son histoire et l’effacement de son identité.

Nous découvrons là, bien après des glorifications et revêtements, le pays authentique ; celui qui n’a jamais été écrit.  Le pays dénudé d’illusions se dessine comme un lieu ruiné par la « famine », la misère, la haine. (p. 9) ou encore la corruption. Toutefois, malgré sa hardiesse, la littérature césairienne redonne vie à la Martinique : il ne s’agit plus d’une fresque coloniale figée. Il n’est plus question d’un paysage idéal, idyllique, divinisé, ni d’une carte postale pour nos chers étrangers ; le lieu prend vie ! Horreurs et monstruosités prennent forme, odeurs et salubrités se confondent. Il s’agit bien d’un contre-éloge, en contradiction avec l’esthétique de l’exotisme-doudouisme.  La poésie césairienne refuse toute assimilation et toute dissimulation concernant la structure du paysage, et utilise la faune et la flore pour dénoncer la putréfaction de l’île. Dès lors, s’opère une réappropriation totale du paysage dans l’œuvre poétique. Le paysage se fait l’espace de la négritude ; le lieu de tous les maux. Il a évolué, parce qu’il n’est ni simple décor, ni simple objet de poésie. Il se fait « nègre » lui aussi, martyrisé, abandonné, négligé, prisonnier de la dégradation comme le nègre. C’est le paysage qui est le support de la lutte.  Les Antilles sont personnifiées, celles-ci même « qui ont faim » et qui sont « dynamitées d’alcool » , qui sont meurtries. L’idée du chaos se révèle dans une description dramatique et théâtrale de la ville de Fort-de-France, avec un accouplement de lexies à connotation péjoratives et de pensées désastreuses.

« Cette ville plate… inerte, essoufflée sous son fardeau (…) docile à son sort, muette, cette terre embarrassée, réduite, en rupture de faune et de flore (…) Et une honte cette rue Paille ! Un appendice dégoûtant comme les parties honteuses du bourg qui étend à droite et à gauche, tout au long de la route coloniale, la houle grise de ses toits (…) Tout le monde la méprise la rue Paille. C’est là que la jeunesse du bourg se débauche » 2

La Martinique est un espace morbide, malade, galeux. Ses eaux ne sont plus que des « blessures », ses plages ne sont que détresse et débris ; ce qui nous conduit à une lecture écocritique de l’île.  Aimé Césaire jongle entre métaphores et oxymores, ironie et satire pour répugner le lecteur et lui transplanter l’image d’une nature détériorée. L’horrification de la nature fut probablement une revendication plus politique que littéraire, puisqu’elle vient s’imposer fermement face à la sublimation du paysage du courant exotique. Nous sommes bien loin des « plages en feu ceintes de coquillages » et des « arbres heureux » de Daniel Thaly dans son poème L’île lointaine. D’ailleurs, nous ne saurions remercier Césaire d’avoir écrit à contre-courant d’une mentalité subsistante aux Antilles françaises. Quel courage que cela a pu demander, de rompre cet élan de rêveries et de fantasmes littéraires ! Naturellement, je m’interroge sur son réel état d’esprit, lorsque l’auteur repense l’espace antillais en l’estropiant de toute fascination. Que ressentait le poète en décortiquant le paysage sans tomber dans une espèce d’exotisme nègre ?! Le paysage césairien témoigne d’un assemblage de déracinements et d’enracinements spirituels. « Partir » c’était se déraciner sans parvenir à s’enraciner ailleurs. Revenir c’était s’enraciner à nouveau, intrigué et torturé par le déracinement de nos ancêtres africains, qui n’eurent d’autres choix que de s’accoutumer. Cette dualité enracinement/déracinement s’inscrit dans une quête identitaire et géographique : un peuple non identifié, troublé par ses origines, et un peuple qui occupe peu son propre espace ; mais également une quête spirituelle.  La poésie césairienne, en tant que musée culturel, répertorie toutes les facettes de la faune et de la flore autant que toutes les facettes du Moi. La nature confondue avec l’homme, se construit autour de lui et en lui, elle a une fonction d’enrichissement et d’épanouissement de l’être. L’évocation d’une nature déchue crée l’association nègre-nature, et par conséquent l’enlisement des origines africaines dans la recherche du moi. Qui est le Moi ? Le Moi est un arbre dont les racines subsistent aux ravages d’une sombre époque. Le Moi est un arbre dans une forêt de patrimoines, de paradoxes culturels et de troubles identitaires. Le Moi se revêtit au rythme de la nature, s’adapte aux sonorités de celle-ci !  Etroitement liés, le corps et la terre symbolisent d’autant plus le retour aux sources et l’acceptation d’une histoire coloniale, comme si le corps se faisait lieu de mémoire malgré lui. Comme si le corps ne pouvait se détacher des traumatismes moisis de la terre natale et comme si, la terre se sacralisait ! Car si celle-ci est sacrée, le corps l’est tout autant.

« À force de regarder les arbres je suis devenu un arbre et mes longs pieds d’arbre ont creusé dans le sol de larges sacs à venin de hautes villes d‘ossements ; à force de penser au Congo je suis devenu un Congo bruissant de forêts et de fleuves »3

Voilà, qu’elle ne se cache plus l’inspiration négro-africaine dans le Cahier… de Césaire ! Il y a chez Césaire, ce culte de la Nature Mère potomitan. La Nature, symbole de la régénération et de la réincarnation, autrefois affectée de la déforestation des nègres, ne promet qu’une libération spirituelle. Elle nous berce la nature ; elle nous berce nous, les nègres se prélassant sur son ventre, nous les nègres affamés !N’est-il pas surprenant que ce poème de Césaire fait encore écho à notre société antillaise et son néo-colonialisme nauséabond ? La Martinique sera-t-elle un jour lieu d’enracinement, lieu de fusions et d’unité ? A vrai dire, l’écriture poétique est déjà une première émancipation du poète, qui ne s’emploie guère à respecter les règles de segmentation ou d’agencement des poèmes classiques. L’utilisation de vers libres présuppose la révolution intérieure de l’auteur. De sa poésie non versifiée, se démêle une forme de musicalité par l’emploi de figures de styles : les anaphores « Au bout du petit matin…. Au bout du petit matin » ; la persistance des refrains, l’emploi de sonorités, de répétitions, de rythmes ternaires. Aussi mélodieuse que lyrique, la poésie de Césaire nous réconforte de toutes ses émotions aussi bien négatives que positives : la culpabilité, le dégoût, l’indignation, le rejet, l’espoir, le courage. Dévoilant ainsi la panoplie de ses émotions, le poète se rapproche du peuple. La poésie de Césaire est poésie d’humanité, poésie d’éveil et de conscience.

« Et voici ceux qui ne se consolent point de n’être pas faits à la ressemblance de Dieu mais du diable, ceux qui considèrent que l’on est nègre comme commis de seconde classe : en attendant mieux et avec possibilité de monter plus haut ; ceux qui battent la chamade devant soi-même ; ceux qui vivent dans un cul de basse-fosse de soi-même ; ceux qui disent à l’Europe : « Voyez, je sais comme vous faire des courbettes, comme vous présenter mes hommages, en somme, je ne suis pas différent de vous ; ne faites pas attention à ma peau noire : c’est le soleil qui m’a brûlé. »

L’oralité constitue l’un des traits marquants du militantisme littéraire de Césaire. Il s’agit là d’un travail de mémoire et de transmission ; ce qui reflète l’impact de la tradition orale d’origine africaine aux Antilles. Dans les sociétés africaines, la tradition orale contribue à la transmission du savoir, de l’histoire et de littérature aux générations futures. L’oralité a d’ailleurs prouvé sa fiabilité sur toutes ses années, parce qu’elle a permis de relater des faits historiques et des faits nécessaires à la construction d’une mémoire collective, de retracer des coutumes et des mœurs propres à une communauté. D’ailleurs, il me semble que la tradition orale a toujours eu une longueur d’avance sur les traces écrites, ayant parfois disparues ou ayant été manipulés ; la tradition orale étant le petit précieux des gens de la société (que l’on n’ose modifier).   Lorsque l’écrit et l’oral se rejoignent dans la littérature, cela donne lieu à une variété de gymnastiques linguistiques. Au sein du poème, les marques de l’oralité s’expriment de diverses façons :  les répétitions presque litaniques, les expressions créoles francisées, les dictons, les discours indirects, les rythmes et les rimes internes.  Sinon, la langue française se travestit, prenant l’allure d’un langage créole avec des mots utilisés dans le parler antillais (« vieux », « cases », « morne »). La culture européenne se trahit par les références littéraires et ses structures linguistiques. Tandis que la culture africaine se dévoile par les références à la traite négrière et à travers le discours oratoire, la musicalité. Césaire manie les mots et les vers comme le tanbouyé qui s’acharne sur le tambour africain. « Mais comment rendre compte d’une culture et d’une littérature authentiquement nègres en français ? »

L’usage de langue française dans ce contexte de revendication, questionne le rapport du penseur martiniquais avec sa propre culture. Puisqu’en ces temps-là, un grand nombre d’antillais souffrait de la forme la plus connue du colonialisme : l’acculturation, et puisqu’il y avait sûrement une possibilité d’ouvrir la voie pour le Créole martiniquais dans la littérature, je trouve regrettable que l’œuvre de Césaire ne soit pas plus « créolisée ».  La pensée césairienne prône l’unité d’un peuple, constitué à la fois d’hommes noirs descendants d’esclaves et d’hommes blancs descendants d’esclavagistes (il n’est point question de division entre ces communautés, Césaire l’affirmera lui-même par la suite4). Et pourtant, cette pensée distingue deux langues sans jamais les unifier alors que le résultat de ces deux langues est la langue du nègre. Elle sous-entend une séparation des cultures mères de la culture antillaise dans le texte, c’est-à-dire la culture européenne et la culture africaine. L’homme noir est européanisé, et il est africain ; à quel moment est-il donc antillais ?  Bien sûr, l’étude de l’œuvre poétique doit prendre en compte la situation linguistique de la Martinique, c’est-à-dire la diglossie français/ créole. Le français étant la « langue propre à la transmission de l’héritage littéraire », enseignée et utilisée dans les institutions, le créole est la langue parlée du foyer et du folklore, la langue dominée.   Bien que le Cahier… se présente comme une révolution poétique, il n’est que partiellement une révolution langagière. La littérature antillaise n’était pas prête à se dévoiler dans son ensemble.

Néanmoins, il serait injuste de snober le triomphe de l’homme Noir dans l’œuvre poétique. Le Cahier…n’est pas uniquement une révolution poétique par son habilité linguistique, mais il l’est surtout pour la reconnaissance et l’impulsion du peuple noir dans une littérature monopolisée par les préjugés raciaux.

Le nègre qui a toujours été absent de la scène littéraire, devient acteur dans sa propre réalité mais devient surtout le poète, le diseur d’histoires !  C’est le nègre qui raconte ses souvenirs, qui revendique la mémoire collective ! C’est le nègre qui n’a pas besoin d’autres voix pour aborder sa réalité ! C’est le nègre dont l’absence se fait entendre dans les poèmes de St John Perse, l’écrivain créole. Si vous lisiez Perse, vous pourriez y déceler une nostalgie sous-jacente du temps vaincu, celui où les « servantes (…) grandes filles luisantes » accourent aux appels du maître. La poésie persienne n’a nullement touché mon âme, puisqu’elle me semble si étriquée, si naïve et si écrasante ; par sa tendance à la chosification et l’érotisation des personnes noires. Malgré toutes ses prouesses créoles, elle me semble être qu’une traduction lyrique des pensées racistes et des rapports coloniaux entre blancs créoles et noirs aux Antilles françaises. Perse écrit dans son recueil :

  « Ma bonne était métisse et sentait le ricin ; toujours j’ai vu qu’il y avait les perles d’une sueur brillante sur son front, à l’entour de ses yeux — et si tiède, sa bouche avait le goût des pommes-rose, dans la rivière, avant midi. (…) Et je n’ai pas connu toutes leurs voix, et je n’ai pas connu toutes les femmes, tous les hommes qui servaient dans la haute demeure de bois ; mais pour longtemps encore j’ai mémoire des faces insonores, couleur de papaye et d’ennui, qui s’arrêtaient derrière nos chaises comme des astres morts. » 5

Ici, la femme noire érotisée dans un milieu dégradant, du fait de sa condition et sa position sociale dans la société antillaise, est une femme ni unique, ni vivante. L’homme noir n’est pas mieux loti, il n’est que l’ombre de lui-même, quasi-inexistant, personnage secondaire. Le terme métis-se issu du mot latin mixtus (mélangé, mixé), se définit de telle manière « hybride engendré de deux variétés différentes de la même espèce » ou « issus de deux personnes d’origine ethnique différentes ». L’emploi de ce terme dans les écrits de Perse, atteste de la construction d’une société racialisée, où la thèse raciste de l’ère esclavagiste se fondait à partir de nuances de couleur de peau. Dans le contexte colonial, le métis désignait le sang-mêlé, souvent né d’une fusion entre colon et colonisé ; l’enfant né de croisements, de mélanges de deux natures comme s’il faisait partie d’une nouvelle espèce ou qu’il était le dérivé d’une substance pure. Au-delà d’être catégorisée selon sa couleur de peau, la « bonne métisse » du poème persien, se caractérise par le ricin. Nous supposons, ici qu’il s’agit de l’huile de ricin souvent utilisée par les femmes afro descendantes pour les cheveux ; en sachant que celle-ci n’a qu’une odeur très discrète voire neutre (sauf si elle vieillit). La poésie persienne est une poésie non empathique. D’autant plus, que les territoires créolophones souffrent encore de la prédominance du collorisme et de la hiérarchie socio-raciale !

C’est là toute la différence avec le Cahier…de Césaire, qui détaille minutieusement le nègre du tramway ou la figure paternelle, ou la figure maternelle, ou encore l’exilé, le juif, l’ancêtre et bien d’autres encore. Le portrait le plus éloquent c’est celui du nègre aperçu au fond du tramway ; cet homme qui veut « se faire tout petit », qui cherche à se rendre invisible. Les précisions sur l’attitude et l’aspect du personnage révèlent la psychose du noir, prisonnier d’un corps :  Son « nez qui semblait une péninsule en dérade », ses « jambes gigantesques », ses yeux qui « roulaient une lassitude sanguinolente », son aspect « hideux », « grognon », « comique et laid ». Mais une lueur d’empathie s’échappe du portrait, car c’est « la misère » qui « s’était donné un mal fou pour l’achever ». La misère endosse la responsabilité d’une souffrance de l’homme !  Mais d’où vient donc cette misère ? Ne serait-ce pas le douloureux souvenir d’un crime contre l’humanité, ou celui d’un cri pour l’humanité ? Ne serait-ce pas le poids de nos hantises et nos séquelles, hérités d’une violence coloniale ; sinon, la vraie misère vécue aux Antilles françaises ?

A l’écrivain Raphael Confiant, Aimé Césaire répondait : « Mon plan essentiel est celui de l’homme colonisé, l’homme de la Martinique qui a été conquis, exploité, humilié et qui aujourd’hui aspire à son identité et à son épanouissement. » Tel que le suggère l’analyse de Céline Argy, le cahier est « le passage d’une image dégradée du Noir à la projection triomphante d’une négritude assumée »6. Bien heureusement, la négraille n’est point condamnée, elle se relève. Elle se hisse furtivement, prête à rejeter toute domination et toute dépersonnalisation. Elle se réinvente, n’ayant d’autres choix que de reconnaître l’africanité et l’ancestralité ! La négraille se décolonise et se consacre à l’être collectif7, le Nous autrefois privé de son droit à la différence.  Nègre je suis, Nègre j’écris. 

« Et elle est debout, la négraille. La négraille assise, inattendument debout, debout dans la cale, debout dans les cabines, debout sur le pont, debout dans le vent, debout sous le soleil, debout dans le sang. Debout et libre »

Le Cahier… entame une marche du nègre (du peuple) vers l’émancipation. Le Cahier, c’est l’endroit où le peuple se rapproche progressivement d’une liberté, et pour cela il subit une profonde mutation. Il se mute, se transforme, se revêt aux yeux de Césaire. « Le corps de mon pays dans le désespoir de mes bras » se transmute en « corps vivant » « et dans ses veines, le sang qui hésite » se transforme en « sang neuf ». Le sang du pays se regénère, donc le pays se personnifie et se solidifie. Nous pourrions parler d’une poésie marronne, comme si l’auteur par le simple fait d’écrire, détruit déjà des murs et des aliénations.

L’intellectuel noir se veut libérateur, prêt à s’affranchir de ses mécanismes de « petit nègre » pour être pleinement soi, être pleinement Nègre parmi les débris de colonialisme. Il redéfinit l’histoire, l’identité noire, la parole nègre sans tomber dans les pièges d’une suprématie Noire. C’est que Césaire disait d’ailleurs qu’il ne lui semblait point utile de concevoir la Négritude de manière biologique, mais plutôt de manière culturelle. La différence culturelle du peuple noir n’est ni un handicap, ni un empêcheur d’avenir7, elle est ce qui doit s’imposer dans la littérature et dans le Monde. Césaire écrit : « donnez-moi la foi sauvage du sorcier, donnez à mes mains puissance de modeler, donnez à mon âme la trempe de l’épée, je ne dérobe point (…) Faites de moi un homme d’initiation, faites de moi l’exécuteur de ces hautes œuvres». De quelles hautes œuvres parlait-il ? De la renaissance, de la reconstruction, de l’ordre. Le poète martiniquais se sent investi d’une mission : homme qui fera le négrier s’échouer, homme qui brisera les chaînes mentales, homme qui se dévoue à la cause des afro-descendants. Il est le « Je », le « Nous » car il s’agit bien du rapport au Monde et du rapport à l’Autre, du rapport du Noir à sa communauté.

Césaire retourne en enfance et nous y amène avec lui. S’introduire dans l’intimité de l’auteur nous oblige à saisir le sens de l’œuvre ; cette intrusion dans ses souvenirs d’enfance nous permet de mieux saisir la révolte personnelle :  le poète face à lui-même, le Nègre face à lui-même, le poète face au Nègre.  Le poète qui se fit « petit » à son tour, qui revient chez lui, qui se fait humble avant la lutte. Parce qu’il faut déjà être et évoluer pour militer ! Il faut déjà s’émanciper soi-même pour libérer le reste du peuple. N’est-il pas plus juste de se décoloniser soi-même avant de briser les mécanismes coloniaux ? Cette introspection, ce retour vers soi, explique le mea-culpa du poète lorsqu’il évoque l’un de ses souvenirs du tramway. Ce souvenir évoque la sévérité avec laquelle l’auteur se remet en question : il se dit « lâche» pour avoir moqué l’un des siens. Il se dit « lâche » pour sa passivité, la même qu’il reproche au peuple. Définitivement résolu à porter le fardeau, livrer la bataille, avec ou sans l’aide de ses compatriotes noirs, avec la force d’un « amour tyrannique » comme il écrit si bien.. Il l’affirme dès les premières pages du Cahier : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir » (p.21). Césaire devient héros de la liberté, orateur et porteur de Vérité, en charge de tous les maux de la Martinique. Il était ce petit nègre, lâche, « couché comme cette ville dans la crasse » (p.40) jusqu’à se transmuter en un homme debout aux côtés de son propre pays (p.55) comme si l’espace et l’humain évoluaient ensemble. Paris, souffrait de sa crasse, son passé, ses crimes accumulés peut-être ! La Martinique, elle, se tenait debout ! Ainsi, la poésie obtient le rôle de guide puisqu’elle doit bouleverser les consciences martiniquaises, puis le rôle de serviteur puisqu’elle sert fidèlement la cause noire.

La littérature césairienne, initiatrice d’un espace d’expression unique, s’offre une visibilité remarquable. Le Cahier d’un retour au pays natal redéfinit l’engagement et la responsabilité des auteurs afro-descendants. Il n’y eut de place pour le colonialisme et l’assimilationnisme dans la poésie de Césaire ; libérer le noir de ses complexes « littéraires » et naturels, fut sa principale motivation. « La poésie de Césaire est doublement fondamentale car elle est aussi essentielle à tous ceux pour qui le terme poésie ne représente ni un simple mot, ni un ornement du langage, mais bien l’authentique et souveraine parole des profondeurs, en charge de dire la vérité même de l’Homme. »8 Bien que la pensée négritudienne ait été contestée et critiquée par des auteurs antillais ou philosophes de l’Occident, elle n’en demeure pas moins le point d’ancrage de la littérature antillaise dans le réel. Et puisqu’elle permit la pleine possession de l’être Noir et de l’identité noire dans une époque post-coloniale, la Négritude constitue le passage essentiel d’un rejet du moi véritable à l’acceptation du Nègre fondamental.

La portée  « historique et existentielle » de la Négritude s’illustre bien par le nombre infini d’essais et de poésie rédigés par des intellectuels noirs, qui ont suivi jusqu’à ce jour, cette mouvance de réflexion sur la condition des personnes noires à travers le Monde entier.


1 Discours sur la Négritude, de Aimé Césaire

2 Cahier d’un retour au pays natal, Aimé Césaire

3Ibid.

4 Interview d’Aimé Césaire par Raphaël Confiant publiée dans le journal Antilla du 11 avril 2007

5 Poème tiré de Eloges, de St John Perse, un écrivain béké originaire de la Guadeloupe.

6 Tiré de l’Analyse de Dominique Combe

7 Empêcheur d’avenir. Expression utilisée par Fola Gadet, écrivain, lorsqu’il définit le néo-colonialisme.

8 Aimé Césaire, Nègre et poète fondamental, Martine Mortillon-Carreau


Bibliographie

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal. 1983

Eva Hernandez-Monmarty. Musicalité, corps et spiritualité dans la poésie de la négritude chez Césaire, Senghor et Craveirinha. Littératures. Université Côte d’Azur, 2018. Français.

Martine Morillon-Carreau Aimé Césaire, nègre et poète fondamental, 2013

Charles Beaudry  Inauguration De La « Promenade Jane Et Paulette Nardal », Égéries De La « Négritude »

Isabelle Michelot   Du neg nwe au beke goyave, le langage de la couleur de la peau en Martinique.

Dr Abou Bakr   Souffrance collective et spiritualite negro-africaines : Senghor et les noirs de la diaspora

Alexandre Coly, La réception de la négritude en Afrique lusophone

Cette étude s’inspire des autres études et des autres recherches portant sur la poésie du Cahier… de Césaire.

Une réponse à “Le Nègre de la poésie césairienne”

  1. […] Pour aller plus loin, n’hésitez pas à lire l’excellent article de Tessa Naime, fondatrice de Neg Magazine intitulé « Le Nègre de la poésie césairienne« . […]

%d blogueurs aiment cette page :