Vers le XVIIIe siècle, les migrations d’Antillais prennent de l’ampleur. Des mouvements de traite négrière aux mouvements de Marrons jamaïcains d’Halifax, en passant par l’exode des martiniquais et guadeloupéens, l’histoire canadienne ne peut plus nier le rôle majeur de la communauté caribéenne. Le recensement de 2016 établit que « 749 155 Canadiens seraient d’origine antillaise ». Venant des territoires anglophones (Trinidad, Jamaïque, Barbade) et des territoires francophones (Guadeloupe, Martinique, Haïti) des Antilles, ces canadiens noirs se sont installés depuis les années 70. L’arrivée au Canada de ces personnes coïncide avec les politiques d’immigration émergeant sous le régime de Pierre Elliott Trudeau.
Les données de Statistiques Canada indiquent que 42 % de personnes déclarées d’origine antillaise disaient être jamaïcaines, en 2001, contre « 16 % qui disaient être d’origine haïtienne, 12 % martiniquaises et guadeloupéennes, 10 % guyanaises, 10 % trinidadiennes et 5 % barbadiennes ». Elles précisent que « 55% des Canadien.ne.s d’origine antillaise étaient né.e.s à l’extérieur du Canada »1
Les historiens canadiens identifient trois périodes importantes justifiant l’accroissement de cette immigration antillaise au Canada : la première vague d’immigration de 1900 à 1960, la deuxième vague de 1960 à 1971 et la dernière vague des années 70. La période qui nous intéresse se réfère à l’arrivée des femmes antillaises au Canada entre 1910 et 1911 et se poursuit sur une soixantaine d’années. A cette période, environ 21 500 immigrants proviennent des Antilles ; un nombre s’expliquant par la mise en place de stratégies politiques d’immigration plus souples et moins sélectives.
Le recours aux bonnes guadeloupéennes (1910-1911)
Le marché de l’emploi d’aide-domestique constitue l’un des domaines les plus concernés par l’immigration. Notons que l’ampleur et la féminisation du travail de domestique se remarquaient déjà dès le XIX e siècle lorsque les ménages canadiens ressentaient le besoin de main d’œuvre d’aide-maternelle. Plus de 3/4 des employés domestiques étaient des femmes, soit 90% de ces travailleurs. Néanmoins, le métier de domestique devenait de plus en plus dévalorisé et impopulaire, du fait des conditions imposées aux femmes (abus, traitement, salaire) et des nouvelles possibilités d’embauche dans d’autres domaines : manufactures, commerces, administrations etc. Le féminisme canadien, qui lui prônait déjà l’émancipation professionnelle des canadiennes, a peut-être eu une incidence sur ces types de métiers. Tel que l’écrit Marilyn Barber, dans l’ouvrage Immigrant Domestic servants in Canada, « les femmes domestiques sont souvent des immigrantes et la diversité ethnique de ces travailleuses, du XIXe siècle jusqu’à nos jours, reflète l’évolution d’ensemble de l’immigration au Canada ». (Barber, M. (1991). Les domestiques immigrantes au Canada. Société historique du Canada.)
En Guadeloupe, l’instabilité de la situation sociale et le chômage poussent les guadeloupéen.nes à s’expatrier et s’implanter ailleurs. Ce contexte difficile qui ne semble offrir aucune perspective d’avenir les incite alors à se tourner vers l’exil, une solution supposée temporaire. C’est dans ce même contexte que les femmes guadeloupéennes atterrissent au Québec dans un but précis : travailler. Il s’agit d’un premier recrutement massif de 1910 à 1911. A cette période, l’Etat n’a pas mis en place de programme ; il s’agit d’un recrutement exclusivement privé contre lequel l’Etat ne prendra pas de mesures.
Monique Milia Marie-Luce, historienne-chercheuse, lors d’une conférence sur la Crise de domesticité au Québec, précise qu’à cette époque le Canada ne reconnait pas officiellement l’entrée des Noirs et des Asiatiques sur son territoire. C’est ainsi que le cas particulier des guadeloupéennes recrutées se retrouve peu dans les documentations, les ouvrages et les témoignages. Ayant été invisibilisées et très absentes du décor médiatique, peu d’entre elles sont identifiables ou descriptibles à ce jour, puisqu’elles n’ont probablement pas laissé d’écrits ou de traces de leurs vies.
Lors de cette même conférence sur la crise de la domesticité au Québec, M. Marie-Luce fait l’état de ses précieuses recherches sur le recours aux bonnes guadeloupéennes. Une première phase de ses recherches en Martinique l’amène à se questionner : « pourquoi recruter des femmes exclusivement guadeloupéennes ? Que représentent elles sur le marché des domestiques ? Que cherchait on comme genre de domestique ? ». M. Marie-Luce identifie John M. Authier, consul américain d’origine française, comme l’initiateur de ce recrutement des bonnes guadeloupéennes ; il voyage en Guadeloupe, les recrute, les accompagne lors de leur passage aux frontières et lors de leur parrainage par des familles canadiennes issues de la petite bourgeoisie. Ces familles canadiennes composées d’avocats, de notaires, de médecins payent le passage des guadeloupéennes selon ces conditions : les femmes doivent parler français et doivent être de profession catholique.
Au mois d’avril 1911, une centaine de guadeloupéennes arrivent au Canada ; plusieurs journaux les mentionnent et publient leur photos comme l’annonce d’une bonne nouvelle (ou sinon une énième exhibition des corps colonisés ?). L’ arrivée de celles-ci influence des débats quant à l’autorisation de l’immigration noire et suscite des contestations auprès de certaines personnalités publiques influentes. Très vite, les opposants politiques à l’immigration noire cherchent à les discréditer et les accuser de prostitution, ce qui mène à une enquête importante sur la situation des femmes domestiques noires. Toutefois, la supposée prostitution de ces guadeloupéennes relève plus d’une manipulation politique que de la réalité.
Au sein des foyers, les domestiques guadeloupéennes sont déplacées, contrôlées, disposées et assignées à leur rôle de servante, donc indissociables de leur employeur. Considérées comme des « bonnes à tout faire », elles multiplient les tâches ménagères : ménage, cuisine, lessive, soins d’hygiène, jardinage. Leur rôle de nourrices s’affirme, elles s’occupent même des enfants du foyer (la même place qu’occupaient donc les femmes noires servantes dans les habitations coloniales de l’époque esclavagiste ?). Elles seraient payés 5 CAD / heure, moins que les servantes blanches canadiennes et moins que les servantes en Europe, ces dernières étant payés le double.


Pendant ce temps, les vagues d’accusations à l’encontre des travailleuses domestiques se poursuivent. Marilyn Barber écrit à ce propos : « les employeurs francophones, dans un sondage réalisé par le gouvernement, prétendirent que ces femmes étaient un peu lentes, mais propres, polies, obéissantes, dociles et de bonne moralité, en tout cas préférables aux domestiques canadiennes rares et difficiles […]. Malgré cette réaction positive, voire ethnocentrique, le gouvernement fédéral agit rapidement pour limiter l’entrée des domestiques en provenance des Antilles. […] Le gouvernement utilisa la justification de l’immoralité pour exclure les domestiques guadeloupéennes, sous prétexte que les immigrants non blancs ne pourraient jamais être assimilés.» Elle précise même que le deuxième groupe de voyageuses est confronté donc au refus d’entrer sur le territoire.
L’historienne Monique Milia Marie-Luce oriente ses études sur le retour ou la déportation de ces travailleuses : que deviennent-elles après ces déplacements ? Qui gère leur déportation à la fin de leur contrat, ou lorsqu’elles sont refusées à la frontière ? Comment s’organisent leurs retours ? Quelles sont les conséquences ? Des questions, pour l’instant, sans réponse précise.
Selon moi, il serait assez difficile de retracer précisément le vécu de ces femmes antillaises : premièrement, parce qu’il n’en reste sûrement pas de survivantes à la différence des épisodes de BUMIDOM et des Enfants de la Creuse ; deuxièmement, parce qu’il se pourrait que leurs propres descendants ne soient pas témoins de leurs expériences en tant que domestique dans un pays étranger. Il ne reste plus qu’à fouiller le plus possible les archives officielles du Canada pour redonner vie à ces figures de l’histoire…
Pour identifier un peu plus ces femmes immigrantes des années 1910, Identités Caraïbes nous a informé qu’une liste répertoriant des Noms de domestiques d’origine guadeloupéenne était accessible sur le site Bibliothèque et Archives du Canada.
Le Programme de recrutement des Femmes antillaises domestiques (1955-1967)
Après la Seconde Guerre mondiale, le besoin de compensation du manque de domestiques conduit le gouvernement canadien à l’élaboration de stratégies migratoires, dont l’instauration officielle d’un programme de recrutement de domestiques antillaises. Les efforts des autorités canadiennes pour maintenir une immigration non-blanche ne sert pas la démographie du pays, il faut donc se servir ailleurs.
Dans le cadre du programme mis en place, les femmes antillaises sont recrutées selon les critères suivants : l’âge, le statut civil, l’origine, la santé, les antécédents et leur réussite à l’examen d’enquête morale. Pour être recrutée, il faut être âgée de 18 à 35 ans, être célibataire, être en bonne santé physique et mentale. Le critère du statut civil est un indicateur de l’intention du Canada de limiter le parrainage des étrangers. En étant célibataires, les femmes antillaises sont donc moins susceptibles de parrainer quelqu’un (un conjoint par exemple) et de permettre l’immigration d’un membre de leur famille. Par ailleurs, lorsque celles-ci sont admises au programme de recrutement, elles choisissent la ville de leur résidence. Une fois installée, elles sont parfois exploitées et isolées autant que les autres immigrantes ; l’isolement social peut résulter des différences culturelles, du racisme et des discriminations. Après une année de travail, elles peuvent se réorienter et postuler dans d’autres milieux, ce qu’elles seront nombreuses à faire, telle que Jean Augustine (voir dernière partie).
Avant les années 1970, lorsque ces femmes immigrantes arrivent sur place, elles ont l’obligation de résider chez l’employeur et bénéficient d’une résidence permanente. Après les années 1970, de nouvelles mesures adoptées prévoient un plan d’autorisation d’emploi temporaire pour ces femmes, ce qui limite leur durée de séjour et de travail. Parmi les mouvements de contestations de ce plan, le cas des sept mères jamaïcaines (se mobilisant pour le droit de demeurer au pays) est l’un des moins documentés mais le plus significatif de l’histoire. L’ affaire de leur expulsion se serait rendue jusque devant la Cour Suprême, en 1979, où elles auraient obtenu gain de cause.

En réponse à la situation des domestiques étrangères, la Coalition INTERCEDE (1980) est mandaté pour le respect des normes de l’emploi : le respect des contrats, les procédures d’embauches, le statut. Mais cette coalition ne suffit pas à lutter contre les atteintes au droit de la personne et les exploitations des femmes de ce milieu. Toujours contestées, les mesures gouvernementales subissent des ajustements, ce qui permet aux immigrantes de prétendre à un statut d’immigrante reçue. En 1981, les antillaises possédant un permis de travail temporaire peuvent prétendre à une résidence permanente après deux ans de travail à domicile. Dix ans après, le programme s’améliore avec la possibilité de demander leur résidence permanente après deux ans de travail sur le territoire. S’en suivent des modifications et des actualisations de la condition des travailleuses domestiques par l’abolition de certaines exigences tels que : l’obligation de résidence chez l’employeur, l’obligation de subir un examen médical, et les droits différents que les autres travailleurs.
De l’autre côté de la frontière, pour les immigrantes antillaises, l’emploi de domestique demeure une opportunité d’évolution et un échappatoire à la misère dans les colonies ou anciennes colonies. Il semble que près de 3000 femmes se seraient établies au pays de 1955 à 19672 grâce à ce programme, dont la plupart se serait installée sur Montréal et Toronto. Malgré le succès du recrutement massif dont le quota s’élève peu à peu, le programme prends fin en 1968. Les deux grands moments de recrutements domestiques expliquent un peu la répartition de quelques familles antillaises dans les villes canadiennes.
Vers une reconnaissance des migrations antillaises dans l’histoire du Canada…
Depuis le 31 Juillet, quatre nouvelles désignations s’inscrivent dans le Programme de commémoration historique, dont l’une porte sur le programme de recrutement des femmes antillaises domestiques, aux côtés de celle sur l’esclavage des africains. Le Canada reconnait finalement que ces femmes domestiques antillaises ont été « essentielles à la croissance économique et culturelle du pays » et que « l’idéologie canadienne du multiculturalisme a été bâtie, en partie, sur le dos de ces femmes »3. Ce n’est qu’un siècle après que le Canada reconnait officiellement l’importance et l’impact de l’immigration antillaise dans son Histoire. La reconnaissance lente de cette contribution des Noirs antillais à l’histoire du Canada reflète l’amnésie collective d’un pays qui tend à glorifier sa Mémoire. N’oublions jamais que cette « terre d’accueil » peine encore à reconnaître le rôle qu’elle a joué dans la traite négrière, en occultant même l’impact de son colonialisme sur leurs premiers peuples et sur les autres peuples immigrants. Et toute cette manipulation historique, médiatique explique en partie la mise en lumière, un peu sournoise, de l’ascension sociale de certaines travailleuses domestiques
C’est ainsi que lorsqu’il s’agit de reconnaissance du rôle des domestiques antillaises recrutées, on s’empresse de citer le parcours de Jean Augustine.

Jean Augustine en classe d’école…
Qui est Jean Augustine ? Une enseignante originaire de la Grenade qui postule depuis son pays pour un poste d’aide-domestique et qui s’installe donc en 1960, une fois admise au programme de recrutement de l’Etat. A la fin de son contrat de travailleuse domestique, elle se dirige à nouveau vers les études et obtient son brevet d’enseignement de l’Ontario, ce qui l’autorise à exercer au Conseil scolaire du District catholique de Toronto. Elle devient ensuite vice-directrice, puis directrice d’école sans négliger son implication au sein de la communauté antillaise.
Quelques années s’écoulent avant que Jean fasse son entrée en politique. Nommée à la Chambre des communes, elle devient la Première Femme Noire élue de la Chambre, en 1993. Elle présente ensuite une motion au Parlement qui déclare le mois de Février comme Mois de l’Histoire des Noirs.
Lors de l’annonce des quatre nouvelles désignations, Jean Augustine a été citée comme l’une des personnes importantes de l’histoire canadienne dont on ne peut ignorer l’implication et l’excellence. Elle reçoit de nombreux titres, dont la désignation en tant que membre de l’Ordre du Canada « pour sa carrière distinguée à titre d’enseignante, de femme politique et d’activiste pour la justice sociale »
Le gouvernement canadien ne manque jamais de lier l’épisode du recours au bonnes antillaises à l’histoire glorieuse de cette référence féminine. Cependant, il est important de rappeler que la réussite sociale de Jean Augustine n’excuse en rien le contexte de déracinement des antillais.es , qui est d’ailleurs volontairement occulté dans les manuels d’histoire. Et son ascension dans une société encore marquée par des rapports de domination n’efface nullement les problématiques liées à la condition de femme domestique. Bien que son influence et son parcours exemplaire lui valent une place officielle dans le discours populaire, la vie de Jean Augustine n’a pas été la vie de toutes les bonnes antillaises.
Que sont devenues la plupart de ces femmes recrutées alors même que le Canada n’autorisait pas, à une certaine époque, la résidence permanente des étrangères et qu’elles bénéficiaient uniquement d’un droit de séjour temporaire ? Que sont devenues celles qui n’ont pas eu accès à un droit d’éducation ? Celles qui n’ont pas pu reprendre leurs études par manque de moyens financiers ? Celles pour qui l’expérience canadienne a été désastreuse ou inutile ?
Citer Jean Augustine systématiquement lorsque l’on aborde ce pan de l’histoire canadienne, c’est excuser finalement le traitement subi par toutes ces femmes domestiques immigrantes qui ont participé à l’économie du Canada, au péril de leur santé mentale ou physique. Il ne faudrait surtout pas négliger les impacts psychologiques et sociaux de la déportation et de l’immigration dans des pays qui n’assument pas leur entière responsabilité pour les conditions de vie et d’accueil des travailleurs/ses immigrant.es qu’ils recrutent eux-mêmes.
A ce jour, plus d’un demi-million de personnes d’origine antillaise résident au Canada, un chiffre qui rappelle la nécessité du respect et de la protection des droits de ces personnes, notamment pour les travailleuses domestiques exilées. Car c’est une réalité : jusqu’à ce jour, bon nombre de ces immigrant.es exercent des métiers que les canadien.ne.s eux-mêmes ne veulent pas exercer !
1. Statistique Canada, La communauté antillaise au Canada, URL : https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/89-621-x/89-621-x2007007-fra.htm
2.Oulail Ninhil Quatres nouvelles désignations reconaissent l’importance historique des Noirs au Canada, La Presse
3. Le programme de recrutement des domestiques https://www.historicacanada.ca/fr/productions/balados/fort-et-libre-balados/episode-1-le-programme-de-recrutement-de-domestiqu
* Cet article subira des mises à jour selon l’évolution des recherches des spécialistes de migrations antillaises
Bibliographie
Condon Stéphanie, « Travail et genre dans l’histoire des migrations antillaises », Travail, genre et sociétés, 2008/2 (Nº 20), p. 67-86. DOI : 10.3917/tgs.020.0067. URL : https://www.cairn-int.info/revue-travail-genre-et-societes-2008-2-page-67.htm
Labelle, M. et al. «Canadiens d’origine antillaise» l’Encyclopédie Canadienne, 03 mai 2019, Historica Canada. URL : http://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/antillais.
Ethel Tungohan Le travail des aides familiales au Canada. Histoire Engagée, 08 Octobre 2019, URL : https://histoireengagee.ca/le-travail-des-aidantes-familiales-au-canada/
McLeod, Susanna. «Jean Augustine ». l’Encyclopédie Canadienne, 23 février 2016, Historica Canada. https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/jean-augustine. Date consulté: 21 novembre 2020.
Milia Marie-Luce, Conférence Crise de la domesticité au Québec : le recours aux bonnes guadeloupéennes, 2020 URL : https://lhpm.uqam.ca/nouvelle/la-conference-crise-de-la-domesticite-au-quebec-le-recours-aux-bonnes-guadeloupeennes-1910-1911-maintenant-en-ligne/
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