Puisque, avant d’être le père de famille dépeint dans les médias, Noel est le second fils d’une femme d’ascendance indo-guadeloupéenne, madame Safar, et d’un homme guadeloupéen originaire du nord-ouest de la Grande Terre, monsieur Daufour. Avant d’être principalement élevé dans la maison familiale de Port-Louis, il est conçu dans l’amour d’un foyer établi en France. Dès l’âge de 8 mois, il fait ses premiers pas dans un pays, le sien, qui deviendra 38 ans plus tard le pays dont il défendra, à tort ou à raison, les droits et les valeurs, et pour lequel il sera emprisonné.

Noel Daufour est un frère, issu d’une fratrie de 4 enfants, dont le membre le plus proche de Noel demeure Jessica, qu’il surnomme Jess ou encore La Féroce pour sa fermeté et son intransigeance. Si la complicité de Noel et Jessica me rappelle que l’amour fraternel ne se limite à aucune condition, ni même aucune injustice, c’est parce qu’il n’existe pas un jour sans que l’un ne parle de l’autre. Elle dit de lui qu’il est un père dévoué, un homme impliqué au sein de la société, un travailleur qui s’est mobilisé contre les lois et mesures liberticides de la crise covid, une figure à qui l’on s’est référé pour la gestion des conflits de rue. Il dit d’elle que c’est une femme de caractère, douée de ses petites mains de fée.  Ma sœur est… Tu verras si tu la rencontres ! Ma sœur est… comme ça.  m’a-t-il confié. C’était une manière de me dire qu’elle est telle qu’elle doit être. À les entendre tous, Noel c’est le pilier, le mentor, le fils qui gère bien plus que la famille. Le foyer est d’une importance capitale pour lui. C’est même le seul lieu où il s’estime redevable. Il ne semble pas dissocier l’amour de la Famille;puisque dans sa vision ces deux concepts vont de pair, se tenant main dans la main. Dans ses mots, je perçois l’admiration, la douceur, l’immuable respect qu’il porte à sa génitrice. Elle n’est pas seulement une mère, elle est la douce modération de son feu. Le souffle qui vient se poser sur son cœur… Elle survit à une tentative d’assassinat, en 1992, alors que Noel n’est qu’un enfant, avant de retrouver la quasi-totalité de ses capacités motrices quelque temps plus tard. Ce jour-là, le jour où madame Safar, comptable de profession, aurait pu mourir devant l’un de ses fils, deux balles lui perforent l’un des poumons et la moelle épinière ; ses plus jeunes enfants eux sont à l’école au moment des faits. La raison de ce drame familial ? Un client revanchard et mécontent…

« Prendre ce que la vie me donne. Rendre ce que la légende me prête. »

Ce sont ces mots que Noel, alors détourné en Oneel, écrit dans un couplet qu’il me chuchote. Puisque Oneel demeure une autre facette de sa personnalité, il n’est pas si simple de comprendre l’autre univers d’un parolier, compositeur, musicien, chanteur, rappeur, pris entre sa position influente dans le groupe SK, et entre le profil psychologique d’une personne multipotentielle. La musique c’est un don, mais pas une activité à laquelle il se consacre entièrement. Bien sûr, je lui ai demandé à maintes reprises pourquoi il n’exploite pas ce potentiel.  Je n’ai pas le temps. Quand je suis dehors, je n’ai pas le temps.  C’est ce qu’il me confie, petit sourire en coin, avec l’air un peu amusé de l’artiste marginal. Parce que dehors, il y a la rue et ses aléas. Dehors, il y a une lutte à mener aussi ingrate que la cause puisse être. Dehors, il y a une vie, la vraie, hors du spectacle et des discours prestigieux. Pourtant, depuis la détention, le temps le permet ; il écrit chaque jour. Il le dit lui-même :  J’écris tous les jours, je garde tout. À peine arrivé en détention, il occupe le poste de Bibliothécaire. Ces heures de travail deviennent des heures à parcourir des bouquins, à écrire, à manipuler un échiquier. Puisqu’il est un esprit libre, l’isolement n’entrave pas son génie créatif. 

« Chaque être est voué à laisser sa trace
Cherchant à traverser le temps, tous en quête d’immortalité
Maniaque, j’aime remettre les choses à leurs places
Mes ancêtres méritent de retrouver la leur, changer les mentalités
Je suis un homme noir, ce sont mes gênes, mon ADN
Mais commune est notre histoire, la tienne, la mienne
Toi qui vois Roland Garros quand je parle de terre battue
Toi qui me parles religion quand je parle de mère Nature
Donc oui, on naît de cultures différentes
Mais on gagnerait tous à apprendre de l’autre, ayant l’humanité pour seule référente
J’ai voulu marcher sur les pas de tant d’hommes et de femmes qui m’ont inspiré
Mais le talent ne s’apprend pas, il est aussi instinctif que de respirer
On parcourt la vie, on chute, on se relève, on se soigne
Mais quand le mal est fait, seules les cicatrices en témoignent
Voyez au-delà des lignes
Lisez au-delà des signes
Comme un appel à l’aide, un SOS
Captez le message plutôt que chercher à savoir de quel sceau est-ce
Car l’important c’est la condition pas le « qui on est »
Trop souvent, les origines se conjuguent au conditionnel
Avec des si, on refait le monde tel qu’on aurait voulu qu’il soit
Me reste-t-il assez de temps pour apposer mon empreinte sur l’histoire ? »
Oneel

Je réalise qu’il a quelque chose en plus que les autres : il écrit, il lit, il s’instruit, il est une bibliothèque vivante, un musée de références musicales (des classiques de la culture française aux plus anciennes productions de hip hop kréyol, en passant par une culture insatiable étrangère), de références cinématographiques, de références politiques, historiques. Noel c’est l’homme qui passe d’une tirade sur la cuisine guyanaise à l’analyse introductive de l’endettement public. Son intelligence financière en surprendrait plus d’un. Et n’en parlons même pas de sa connaissance de l’histoire, l’histoire des siens… Alors, que fait-il là ? Que fait-il parmi des exclus de la société ?

L’exclusion est peut-être la réponse qui est donnée à ceux qui ont le courage de s’élever contre les choses. Pour paraphraser le titre du livre Les intellectuels ? On les préfère morts ou étrangers ! de l’écrivain Fola Gadet, je m’interroge à mon tour :  les activistes… On les préfère morts ou incarcérés ?

« J’ai jamais eu soif de succès
Jamais eu faim de victoires
Ma vie ne manque ni d’sucre, ni d’sel
Ni de quête d’auditoire
Car on devient vite une cible
Au-devant de la scène
Même un cavalier invincible
Peut tomber de sa selle
Chevauchant la route de la liberté
Les obstacles sont l’ignorance et la peur
Donc il faut s’armer de fierté
Leur acharnement à nous nuire devient révélateur… »
Oneel

Bien loin de l’illusion d’un immobilisme au sein de la pensée intellectuelle guadeloupéenne, et aussi loin du regard que pose une partie de la population sur l’origine de la crise sociale de 2021, les intellectuels et les activistes de ce pays ont bien compris une chose : leur liberté n’est pas celle des autres. Leur liberté n’est pas celle des autres, car, à la moindre contestation du système mis en place, elle se négocie entre les mains de juges, d’élites, d’élus locaux, et autres instruments de l’État. Leur liberté n’est pas celle des autres car la vie continue, malgré le fait qu’on leur refuse le droit d’accès à une justice équitable.  La légitimité de ces activistes vient ainsi s’estomper, sous prétexte qu’ils ne pourraient être « à la tête de groupes influents » et œuvrer, à la fois, pour l’émancipation culturelle, sociale, politique, intellectuelle et même l’éducation des plus jeunes. Du moins, c’est ce que l’on s’évertue à intégrer dans l’opinion publique. Pour preuve, les articles de la presse locale se sont enchaînés : Noel Daufour condamné pour détentions d’armes (Guadeloupe 1ere, 15 février 2022), Noel Daufour restera incarcéré dans l’Allier (France Antilles, avril 2022), Un des grands frères jugé pour une autre affaire (RCI, février 2022), Guadeloupe, 10 mois de prison pour un des grands frères (février 2022), Guadeloupe : 4 des instigateurs présumés des violences de fin d’année incarcérés en métropole.Tous ces articles s’enchaînent à mesure que l’affaire s’étouffe dans les discours ou les foyers.  Qui donc Daufour a-t-il contrarié pour être autant la cible, et plus que d’autres, des institutions d’informations ?  

Toute l’instrumentalisation médiatique (politique ?) opérée depuis l’arrestation de 8 citoyens guadeloupéens, dont l’acharnement s’est effectué essentiellement sur Noel Daufour, n’a eu que l’effet inverse sur bon nombre des intellectuels militants de nos territoires.   Parce que si nous sommes conscients de l’impartialité facile des journalistes, nous savons également que la presse d’information demeure un excellent outil de propagande étatique, et ce, dans toute révolution. Nous savons aussi qu’il y a bien longtemps que la liberté de la presse, dans une société démocratique, a atteint ses limites. Et comme nous vivons dans une société dépendante d’un tuteur français, ce gouvernement devra donc, tel un tuteur, répondre des dommages qu’il a commis. Ce gouvernement devra nous expliquer pourquoi se sent-il menacé par une seule et même personne, père de famille, comptable de fonction, médiateur, acteur du maintien d’une cohésion sociale au sein des quartiers rivaux. Étrange entourloupe que cette image façonnée d’un homme que l’on veut coller à l’image de la rue, de la violence, de la désobéissance à la loi. Portrait de la tête à couper pour calmer les tensions sociales… Ce sentiment de crainte que l’accusé éveille au sein d’un gouvernement qui voit le piège de sa fondation (la liberté) se refermer sur lui, nous l’avons déjà vu ; nous avons vu ce même sentiment naître dans leurs rangs, lorsque dix-huits martiniquais se faisaient inculpés pour « atteinte à la sûreté de l’État » en 1963, et lorsque 5 d’entre eux furent relaxés en avril 1964 lors d’un procès en appel.

Si l’on peut s’interroger sur l’éternel duel entre le droit et l’activisme, on peut aussi s’interroger sur les limites de la justice à se protéger elle-même, et à protéger des citoyens qui cherchent eux-mêmes à se protéger de la corruption judiciaire. Quand avons-nous le droit de remettre en cause la Justice ? Avons-nous seulement ce droit ?! Puisque ce que nous voyons, dans cette affaire, ce n’est pas uniquement des citoyens à qui l’on a refusé un droit à la justice équitable, incarcérés sans respect de leurs droits humains, sans respect de leurs idéologies, sans moralité… Ce que nous voyons, c’est aussi une justice à deux mesures, incroyablement lente ou absente lorsqu’il s’agit de s’en prendre à l’élite. Ce que nous voyons ce sont des années de dérision pour l’affaire Chlordécone (2000 à 2022), crime écologique perpétré de 1975 à 2013, sans aucune incarcération ni sanction prise ;   ce sont des années de silence sur les répressions coloniales de mai 1967, de février 1974 ; ce sont années de conventions judiciaires d’intérêt public lorsque la fraude fiscale vient des têtes puissantes ; ce sont des successions de bafouillements pathétiques de nos dirigeants. Ce que nous voyons c’est un système judiciaire français qui a enfermé plus de jeunes que de politiciens véreux en moins de 2 ans, de jeunes issus pour la plupart d’entre eux de milieux sensibles. Pourtant, jusqu’à ce jour, nos rues portent bien le nom de grands criminels. Nos hommages sont faits à des personnalités colonialistes. Nos institutions honorent la grande figure défunte du crime de Harlem. Nos élus, qu’ils soient pédocriminels ou ex-taulards, sont relaxés et remis sur le devant de la scène politique… Il y a deux salles, deux ambiances dans ce pays. Au-delà de toute ironie, nous célébrons en même temps des hommes activistes Luc Reinette, Georges Faisans, Frantz Fanon, Nelson Mandela, Marcus Garvey qui, comme nos militants actuels, ont été soient effacés, déchus, rejetés, emprisonnés dans des conditions similaires pour des causes jumelles, parce qu’à un moment ou un autre, ils se sont armés contre le colonialisme et ont usés d’une forme de violence (intellectuelle, physique) pour la liberté du peuple… 

Mais nos activistes vivants, eux, qu’en faisons-nous ? Ne méritent-ils pas notre attention ?

Nous devons nous interroger, et avec urgence, sur le devenir de nos intellectuels, de nos écrivains, de nos journalistes, de nos gens qui oeuvrent pour l’émancipation intellectuelle justement. Dans plusieurs pays du Monde, la liste de ces intellectuels, écrivains emprisonnés s’allonge.

En février 2022, Joao Gabriel, l’une de nos jeunes figures intellectuelles, abordait l’un des aspects flagrants du mécanisme des sociétés capitalistes : le « lajol pa fèt ba tout moun », autrement dit la justice à deux vitesses, deux salles-deux ambiances qui gangrène la Guadeloupe. Il écrivait d’ailleurs, « en Guadeloupe, avec le mouvement social, début décembre, on notait déjà d’une centaine d’arrestations et 64 condamnations allant jusqu’à 2 ans de prison ferme. Et puis il y a l’arrestation des Grands frères, affaire trouble pour laquelle, on peut être sur de n’avoir jamais qu’une version qui épargnera les puissants. » Plus loin, Joao Gabriel précise : « dans ces sociétés, où nous vivons et qui ont vu l’émergence d’une nouvelle forme d’emprisonnement, la prison pénale, dans le sillage de l’industrialisation, modèle en grande partie exporté par le colonilisation, ce sont principalement les crimes et délits des classes populaires (particulièrement non blanches en occident) qui sont sanctionnés par la prison ». La version plus complète de cette réflexion a été publiée dans notre revue annuelle, qui était déjà une introduction à l’enrichissement d’une mémoire collective par l’expression du peuple.

« D’ennemi public, on me qualifie
Venant d’nos bourreaux, j’trouve ça magnifique »

Oneel

Notre revue qui, on le rappelle, est une revue des résistances intellectuelles, artistiques, et postcoloniales, ne pouvait garder le silence sur l’une des injustices les plus (injustement) médiatisées de notre époque. Plus de 400 jours que Noel Daufour est détenu, sans procès, d’abord en Guadeloupe, puis à Moulins-Yzeure, maintenant à Ducos et que les avocats, les membres de sa famille réclament sa libération. Leur cri n’est pas entendu. Plus de 400 jours que l’on tient des citoyens parce qu’ils se sont mobilisés contre des politiques mises en place. Plus de 400 jours que l’on refuse de mettre en lumière leur rôle réel au sein des mouvements populaires. Plus de 400 jours que le sort de ces détenus n’a droit qu’à une dizaine de lignes dans les articles de presse. Plus de 400 jours que l’on démontre à un peuple qu’il n’a pas le droit à la parole, qu’il n’a pas le droit à la mobilisation, qu’il n’a pas le droit à la Justice, ni l’autodétermination. Plus de 400 jours que l’on prétend « maintenir l’ordre public » en enfermant des militants de nos territoires.  Comment ne rien dire quand la justice de l’élite n’est pas la justice du peuple ? C’est bien à nous d’instaurer une défense contre ceux qui pensent disposer de notre activisme.  

Ainsi que je l’ai souligné plus haut, l’affaire a fait couler beaucoup d’encre, mais aucun espace de parole a été donné aux accusés. Devons-nous nous contenter d’une seule vision ?

L’ entretien avec Noel Daufour, prisonnier politique

Partie III, Affaire des Grands Frères. « Bien évidemment, la rue est politique. Pire, elle en est l’enfant, délaissée, maltraitée, oubliée, ajoutant à la division raciale, la division des classes sociales. De cette réalité, elle s’est construite en décalquant le modèle de société régi par le système politique tout en se revendiquant hors système. »

Bibliographie (Sources)

L. (2012, 11 avril). La politique des grands frères que dénonce Dati, c’était quoi ? L’Obs. https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-politique/20080607.RUE4507/la-politique-des-grands-freres-que-denonce-dati-c-etait-quoi.html

Beunardeau, P. (s. d.). Les « grands frères » dans la politique jeunesse de Saint-Denis. © Presses Sorbonne Nouvelle, 2012 Licence OpenEdition Books. https://books.openedition.org/psn/6930?lang=fr

Boucher, M. (2012). L’ethnicisation de la médiation sociale dans des “quartiers ghettos”: Non, la politique des « grands frères » n’est pas morte !. Migrations Société, 140, 25-34. https://doi.org/10.3917/migra.140.0025

Joao Gabriel, Lajol pa fèt ba tout moun, Publication Instagram.

Lazzouni, N. (2022, 27 mai). Répression des « grands frères » : le scandale judiciaire qui indigne la Guadeloupe [Vidéo]. Le Média. https://www.lemediatv.fr/emissions/2022/repression-des-grands-freres-le-scandale-judiciaire-qui-indigne-la-guadeloupe-allQqPzaSwKlFhw5MuFt7A

Da Silva, M., & Gresh, A. (2021, 27 janvier). Georges Ibrahim Abdallah, prisonnier politique expiatoire. Le Monde diplomatiquehttps://www.monde-diplomatique.fr/2012/05/DA_SILVA/47661

Il y a bien, au moins, un prisonnier politique en France en 2018. (2018, 9 janvier). L’Humanitéhttps://www.humanite.fr/blogs/il-y-bien-au-moins-un-prisonnier-politique-en-france-en-2018-648387

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