Préserver et transmettre l’héritage magico-religieux dans notre littérature

Bien loin du temps où l’occultisme n’avait pas de place dans notre littérature, et bien loin de l’acculturation subie par nos ancêtres, il existe depuis toujours des écrivain(e)s, conteur(se)s, intellectuel(le)s qui réexplorent l’univers magico-religieux caribéen. Nous, voici, à la rencontre d’une de ces Femmes auteures, Valérie Rodney, fondatrice de La Fleur curieuse, cet espace numérique dédié à notre culture du mystique. Elle conte, elle écrit, elle recueille des histoires, mais par dessus-tout, elle transmet un savoir atypique…

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NEG / Valérie, je suis ravie de te recevoir sur NEG. J’ai tellement de questions pour toi. Tout d’abord, peux-tu te présenter à nos lecteurs et nos lectrices ?

Valérie Rodney /  Je suis une jeune trentenaire martiniquaise qui exerce entant que manipulatrice radio au CHUM. Depuis quelques années, j’anime le site et la page lafleurcurieuse en partageant mes lectures, réflexions, écrits, poèmes, etc.

Durant ma scolarité, je n’ai jamais été attiré par le français car je ne me reconnaissais pas dans la littérature française. On me parlait de Paris, des lumières, de l’hiver alors que ma peau scintillait au soleil et mes nuits étaient chaloupées par les yékrik de konpè Lapen. Pour combler mon ennui dans le métro parisien et surtout par nostalgie de mon île, j’ai renoué avec la littérature en découvrant les œuvres caribéennes et les œuvres du continent africain. Cette immersion a fait ressurgir des souvenirs de mon enfance bercés par les contes que me racontaient ma tante, ainsi que ma curiosité sur l’origines des choses.

De ce fait, j’ai créé lafleurcurieuse afin d’approfondir mes connaissances sur mon Histoire et surtout ses liens avec le continent africain.

Justement, comment définis-tu ton identité ?

VR / En ce qui me concerne, je suis une caribéenne. Une martiniquaise ayant des racines dans les îles, l’Afrique, l’Inde, l’Asie et en Europe. Bien que la majeure partie de mes racines se trouve sur le continent ancestral, je ne peux nier ma touche espagnole, saupoudrée du colombo de l’Inde et des senteurs de la Chine. Mélange d’amour, de haine et de violence, nous sommes le produit de tout cela ancré dans la mer des caraïbes.

Quel lien fais-tu entre l’identité et la création du concept  La Fleur curieuse ?

VR / Le but de La Fleur curieuse est justement la quête de soi. Qui je suis ? Je suis la fille de mes parents mais je suis aussi l’héritière d’une riche histoire éparpillée sur plusieurs continents. Néanmoins, je dois avouer que je suis plus attachée à mes racines africaines qui vibrent plus en moi.

L’amour pour notre culture magico-religieuse remonte à l’enfance grâce aux histoires de ma tante. Elle avait le don de conter tout en me transmettant certaines pratiques.

Valérie, j’aimerais que tu nous présentes tes ouvrages Pawol pou makrel, Les mystères occultes des îles, Chimen an. Qu’est-ce que chacun signifie pour toi?

VR / Depuis 2021, j’ai publié 4 ouvrages :
Pawol pou makrel 1 et 2 sont des recueils de conte pour adultes. Une makrel à travers ses persiennes raconte la vakabonajeri du voisinage. A travers ces contes, je voulais revisiter les personnages de mon enfance (zombi, diablesse, manman dlo, etc) dans un langage cru et épicé adapté à mon âge. Dans le Tome 2, je me suis particulièrement attardé sur le tjenbwa dans les relations amoureuses, un bordel qui fait le bonheur des commères.

Les mystères occultes des îles, première partie (autoédition) est une compilation des témoignages (2021) de mes abonnées qui ont répondu à mon appel afin de prouver que les histoires des esprits qui passent la nuit dans notre salon ne sont pas le fruit de notre imagination. Après tout, nous vivons sur un cimetière à ciel ouvert.

Chimen-an est mon premier roman édité aux éditions Kalinas, c’est un récit initiatique dans les arts occultes à travers le cheminement de deux sœurs. Par ce récit, je voulais montrer que nous avons tout ce qu’il faut pour alimenter notre imaginaire et même défier l’industrie cinématographique avec un peu d’ambition.

Pawol Pou Makrel, Tome I, Valérie Rodney
disponible sur Carretropical.fr
Pawol pou Makrel, I, Valérie Rodney,
disponible sur Carré tropical

Le passage de ton livre Pawol pou Makrel (Tome1) qui reflète le mieux l’identité serait...

VR / Sans hésitation, les lamentations de la diablesse ! Dans ce conte, j’ai voulu confronter les différentes croyances de notre territoires à travers la diablesse. Elle représente les croyances, les légendes des îles qui n’approuvent pas l’arrivée des divinités hindoues par les engagés tamouls. Cette confrontation va provoquer un cancan comme jamais entre les divinités du vaudou, hindou, les entités de la nuit et les habitants.

Mais heureusement, l’histoire nous montrera que malgré tout nos différences, on a toujours trouvé un moyen de cohabiter en paix.

D’ailleurs, pourquoi ce choix d’écrire et de publier ?

VR / Je voulais me prouver que je n’étais pas une simple bwabwa qui avait eu 3 au bac de français. Je voulais me défier car avant, je ne savais pas ordonner mes idées et même écrire un simple paragraphe. Mes lacunes ont contribué à éteindre ma voix. Mais, depuis que j’ai compris que ma parole était un français créolisé et que rien ne m’obligeait à respecter les dogmes de la langue française, je revis.

Te lire c’est se rapprocher de tous les petits aspects d’une culture encore stigmatisée.  En tant que Femme caribéenne, l’écriture  a-t-elle permis une émancipation personnelle ?

VR / Oui absolument. Grâce à l’écriture j’ai exploré le créole, la poésie, l’érotisme, la sensualité dans les mots et surtout les choses anba fey. Plus j’écris, plus je me découvre en me retirant plusieurs filtres. Je peux enfin librement écrire sur la femme caribéenne, sur ses peurs, ses douleurs, ses plaisirs et désirs sans tabous.

N’est-ce pas une manière  de permettre à notre culture de dominer l’espace littéraire ? Peut-on définir ta littérature comme une littérature “décolonisée”?

VR / Il faut absolument que notre culture rejaillisse dans notre littérature. Nous devons préserver nos spécificités par rapport à la littérature française, ne plus hésiter à incorporer des mots et expressions en créole dans notre récit. Nos classiques sont par exemple Konpen Lapen épi Konpè Zanba. Là où l’autre dira que c’est de l’imagination, nous, nous dirons que c’est l’esprit de mamie qui se manifestait. Il ne faut plus nous refouler.

Alors, oui ! Ma littérature est une littérature décolonisée, une littérature qui veut mettre en avant notre parole colorée, nos pratiques magico-religieuses, nos cancans, nos vices, notre résistance, etc. J’écris avant tout pour l’antillais avec nos propres codes.

La tradition orale (littérature orale) occupe une place incontournable dans nos sociétés afro descendantes.  Est-ce que cette tradition orale résiste, et contre quoi doit-elle résister ?

VR / Depuis l’épidémie, je crains que notre tradition orale soit en danger. Nous avons été éloignés les uns des autres. De plus, l’assimilation gagne de plus en plus de terrain. Nous sommes français sur papier mais nous sommes avant tout caribéens et il est très important de ne pas l’oublier. Autrement, notre descendance ne connaitra pas les histoires sur Manman dlo, personnage emblématique de notre imaginaire pour certains et divinités pour les autres qui retracent une bonne partie de notre histoire.

En parlant d’oralité, quel a été le déclic pour créer la série de Mystères des îles ?

VR / Le déclic a été l’épidémie. A défaut de se retrouver autour d’un repas de famille pour écouter l’oncle raconter ses déboires avec les zombis, il fallait bien trouver une alternative.

Des Femmes caribéennes ont écrit et ont permis d’assumer la culture martiniquaise, à l’époque, mais elles ont surtout subi l’invisibilisation des médias nationaux.  Pour la Mémoire,  as-tu des références féminines à nous partager ?

Paulette Nardal, une féministe qui luttait contre le racisme et le colonialisme. Césaire est le père de la Négritude, mais Paulette est la mère de la Négritude. Malheureusement vivant dans une société patriarcale, son travail fut écarté.

N / Les sœurs Nardal ont joué un rôle majeur dans le mouvement d’émancipation intellectuelle noire. Un rôle que l’on a pris du temps à reconnaître. Dans la Revue du Monde Noir, certains écrits ciblaient déjà la culture mystique des peuples noirs.

Très souvent, Valérie, tu mentionnes le “gadè zafè” , figure mystique omniprésente dans notre culture. Le rôle de ce gadè zafè est très diabolisé, et encore très peu de personnes assument d’avoir recours à ses services. Personne ne reconnaît naturellement ” Je pratique de la magie” (?)

VR / Le gadè zafè est le psychologue et le bouc émissaire de la société. On rejette tous les maux sur lui devant Jésus mais quand Jésus ne peut pas s’en occuper, on va le voir. Nous avons tendance à ne pas assumer notre part de mystique, une conséquence de la christianisation qui a diabolisé ce genre de pratiques ancestrales. Malheureusement, trop de charlatans salissent la profession et alimentent les commérages.

Le milieu intellectuel traite de plus en plus des questions liées à notre univers magico-religieux. Certains intellectuels abordent même l’idée d’une double spiritualité aux Antilles ou encore le lien entre nos ” superstitions” et nos traumatismes transgénérationnels. Personnellement, le mot superstition me dérange, puisqu’il laisse entendre une forme de croyance irrationnelle, voire imaginaire. Les gens soulignent une distance entre la spiritualité et le rationnel.

VR / Je déteste le mot superstition ! Nous, caribéens,  avons un autre rapport avec l’Invisible qu’il ne faut pas renier, au profit des croyances occidentales. Nos “superstitions”, comme ils disent,  sont notre résistance face à  l’acculturation. Nous jonglons entre différentes spiritualités : le matin messe, l’après midi on va prier le Bondieu Zendien puis le soir,  on visite le tjenbwazè. On peut être un fervent évangéliste et mettre du sel sous le paillasson avec quelques gouttes d’alcali. Comme dit la vieillesse : il y a des choses qui se règlent qu’entre nègres.

Il y a quand même une opposition systématique entre le prêtre catholique (donneur de bénédictions) et le gadè zafè/sorcier (donneur de malédictions) chez ceux qui méconnaissent l’entièreté de l’univers magico-religieux…

VR / Tout à fait, on a tendance à assimiler le gadé-zafè au diable alors qu’il était notre psychologue, médecin, apothicaire, masseur, guérisseur, etc.

Mais, certains rituels effraient. Par exemple, le processus de zombification. (Rires). On devrait accepter cette part d’obscurité qui accompagne chaque culture magique, non ?

VR / Il faut savoir qu’à la base, le processus de zombification est une sentence dictée par le tribunal de la famille, quartier, etc. C’était un moyen d’exclure un membre de sa communauté.

Hélas !  Dans toute chose, il y a malheureusement des dérives. Dans nos croyances ancestrales, le bien et le mal marchent ensemble. Tout comme Papa Djab joue au domino avec le Bondieu. C’est au pratiquant de toujours rechercher l’équilibre. Avec le même outil, il peut faire le bien tout comme le mal.

Il y a aussi cette question de la santé mentale associée à la sorcellerie. La complexité sur nos îles, c’est que l’on peut prétendre qu’une dépression nerveuse est le résultat d’un ensorcellement… et là c’est à double tranchant. La dépression touche environ 16% des habitants de nos territoires.

VR / La sorcellerie a bon dos chez nous. Au lieu de vraiment prendre du recul afin de nous remettre réellement en question, on évoque la sorcellerie. Il est vrai que certaines personnes savent faire tomber la folie sur quelqu’un, oui. Mais, la plupart des temps, la dégradation de notre santé mentale est dû à nos traumatismes du passé non résolus et à l’incertitude sur notre place dans cette société, une société qui nous accepte sur papier mais nous rejette au quotidien.

Lorsqu’on parle de l’ensorcellement, il y a toujours une force contraire, permettant justement de se libérer d’un sort. Il s’agit d’une forme de thérapie spirituelle ?

VR/ Oui, on peut parler de thérapie spirituellement grâce au ben feyaj, les plantes (tisanes) , le jeûne, les prières, etc. Dans la plupart des cas, il y a une solution. Pour y arriver l’antillais n’hésitera pas à jongler entre différentes spiritualité (Bouddhisme, Christianisme, Hindouisme, Vaudou, Tjenbwa, etc)

En août 2021, une polémique surgit après la déclaration d’un médecin  sur LCI,  lorsqu’il aborde le culte vaudou comme étant responsable du taux faible de vaccination (covid19) dans les DOM-TOM. Ça a remis en lumière les divergences d’opinions sur ces pratiques spirituelles Qu’as-tu pensé de cette polémique ?

VR / J’ai rigolé face à cette polémique car elle a révélé nos contradictions. L’épidémie a provoqué un retour vers les rimèd razié, ce qui est encourageant pour la préservation de notre culture. Pourtant, une bonne partie de la population oublie que notre savoir sur les rimèd razié est le fruit d’une collaboration, d’un  échange entre les chamanes caribéens et les sorciers (vaudou, yoruba, etc.). Puis les engagés tamouls et chinois ont apporté leurs savoirs.

Avant le chimiste et le pharmacien, c’était le quimboiseur ou le hougan (prêtre vaudou), etc. qui détenait le savoir des plantes.

Justement, quels sont les symboles qui reviennent le plus souvent dans la pratique de nos rites ancestraux ?

VR / Ce domaine est tellement vaste, surtout que notre spiritualité est flexible. Elle s’adapte à son environnement et au pratiquant, néanmoins elle garde une certaine continuité.

Souvent, on retrouve quelques éléments de base :   le couï pour y mettre les offrandes. La bougie pour éclairer les ancêtres ou autres. Le sel et la poudre de coquille d’œuf pour purifier. Le Katchimen, lieu de passage très puissant pour demander une bénédiction ou pour se débarrasser d’un souci, etc. L’embouchure de la rivière, conjonction entre eau douce et eau salée, est toujours restée un lieu privilégié pour les bains rituels.

Est-ce que connaître ces rituels,  les revendiquer et être femme qui assume son héritage spirituel,  fait de toi une “sorcière” ? D’ailleurs, quel sens donnes tu à ce mot (sorcière), qui se démocratise de plus en plus dans le Monde ?

VR / De plus en plus de femmes se revendiquent sorcières par rapport à l’Histoire, elles affirment ces pratiques aux yeux de tous sans craindre le bûcher. Mais, dans beaucoup de cas, les sorcières sont celles qui ont quelques pierres de lithothérapie et brûlent de la sauge de temps en temps, à croire qu’être sorcière ou femme holistique est un effet de mode. De plus, le terme sorcière est européen.

Chez nous, la sorcellerie (bonne ou mauvaise) fait partie de notre quotidien, le caribéen a un autre rapport avec l’Invisible. Nous sommes tous des tjenbwazè à notre manière, en allant prendre un ben démaré le nouvel an, en prenant une tisane composée de trois feuilles différentes pour le mal de ventre, en illuminant nos tombes à la Toussaint et en y versant quelques gouttes de rhum sur le caveau, etc.

Du coup, je ne me revendique pas sorcière. J’ai juste laissé plus de place à ce genre de pratiques dans mon quotidien. Comme la tante recluse que l’on traite de sorcière quand ça nous arrange, mais à qui l’on demande conseil quand la déveine s’abat sur nous.

C’est pertinent. Il y a une forme d’occidentalisation de certains préceptes existants déjà chez les peuples anciennement colonisés. C’est le cas, notamment, d’une fiction de JK Rowling (auteure d’Harry Potter), qui a repris le mythe des skinwalkers, un mythe de culture amérindienne pour ses fantaisies romanesques…

Finalement, quel est le rôle de l’écrivain(e)/conteuse dans une société post-esclavagiste ?

VR / Son rôle est de transmettre certaines pratiques, croyances et faits historiques à travers les contes et les récits, et de surtout mettre en avant les petits gens qui ont façonné notre Histoire. Pas besoin d’être un grand homme pour y participer. Une mamie qui détient une bonne recette de gâteau au coco a autant sa place qu’un grand créoliste.
Dans notre littérature, à travers nos personnages, on dénonce les dérives et les limites de notre société postesclavagiste. C’est le moment opportun pour critiquer la politique, les mentalités limitantes, les bondieuseries qui occultent notre héritage, etc. Nous racontons pour sauvegarder notre mémoire collective tout en mettant le doigt sur ce qui ne va pas.

D’où l’importance de notre échange, aujourd’hui. La transmission de nos pratiques ancestrales, par littérature écrite ou littérature orale, est une étape cruciale dans le processus de décolonisation. Vivre la culture et s’émanciper, cela va de pair.

Valérie, un mot pour la fin ?

VR / Je souhaite que chaque antillais recherche leur histoire en questionnant la vieillesse. Nous sommes les enfants de quelqu’un mais nous sommes en réalité bien plus que cela. A l’ère du numérique, nous devons sauvegarder l’oralité en l’écrivant. Sinon le peu de savoirs qu’il nous reste des anciens disparaîtra et deviendra des chimères, contes et légendes relégués au folklore bon à amuser les touristes.

NEG / Je te remercie pour cet échange inspirant. Merci Valérie, d’œuvrer à ta manière, pour l’émancipation intellectuelle et culturelle des caribéen(e)s. A bientôt !

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